– 1ère partie –
La grammaire fait de vos élèves des créateurs et non des créatures
-
Syntaxe et grammaire
Si les élèves apprennent à écrire les mots les uns après les autres, s’ils les présentent à leur lecteurs de façon successive, ces derniers doivent pouvoir construire, à partir de ces unités qui s’égrènent, une représentation globale significative. Bref, on attend qu’ils comprennent ce qu’on leur écrit et non pas qu’ils restent au stade de l’identification successive de chacune des unités qui composent les discours et les textes. Identifiant un mot après un autre, ils doivent donc activer l’opérateur grammatical pour mettre en marche la leur projecteur interne.
SYN – TAXIS : mettre ensemble … les mots qui par nature apparaissent séparés et distincts.
C’est parce que toutes les langues du monde articulent leurs énoncés en unités significatives successives qu’elles les soumettent à une rigoureuse organisation grammaticale dont elles donnent à l’Autre les clefs. On peut ainsi dire que c’est le caractère articulé du langage oral et écrit qui exige que les directives grammaticales assemblent les mots et les organisent : la syntaxe est donc la fille naturelle de l’articulation en mots. La syntaxe est un universel ; toutes les langues ont la capacité de dire QUI fait QUOI, A QUI, OU, QUAND….Mais chaque langue choisi d’exprimer ces fonctions d’un manière spécifique et de promulguer donc ses propres règles de CRAMMAIRE. Ainsi le français et le latin peuvent préciser QUI fait QUOI. Le latin grâce à des désinences casuelles(nominatif/accusatif) le français par les positions respectives du sujet e du verbe.
A nos élèves, s’impose, au-delà de l’identification des mots le respect des règles conventionnelles d’organisation qui lui permettront de construire un sens conforme aux intentions de l’émetteur.
-
La grammaire porte la pensée au plus haut
La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l’on évoque, même si – et surtout si – le monde ne nous les a jamais présentés ainsi. Elle pare les êtres et les objets de certaines qualités même si – et surtout si – nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi ; elle les impliquent dans des actions que la réalité n’a aucune chance de montrer. Si l’on a le pouvoir de proposer à quelqu’un de se représenter un CHOU qui mange une CHEVRE BLEUE c’est grâce à la puissance créatrice de la grammaire.
Si toutes les langues du monde possèdent cette capacité d’aller plus loin que l’œil, c’est parce qu’elles exercent sur les mots un pouvoir grammatical qui ne se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle banal que le monde impose à nos yeux. Le pouvoir grammatical est donc libérateur : il permet à l’homme d’imposer son intelligence au monde.
Juin 2005, neuf heures du matin. La scène se passe dans la cour d’une école maternelle par une journée ensoleillée. La maîtresse place la petite Vanessa en un point précis de la cour et demande à Tiphaine de le marquer d’une croix. Puis Bilal est chargé de dessiner sur le so lle contour de l’ombre de Vanessa. Tous les enfants reviennent à 10 heures, Vanessa reprend sa place, un autre enfant dessine l’ombre projetée au sol. On fait de même à 11 heures, à midi et ainsi de suite jusqu’à 16 heures. Ainsi, à mesure que s’égrènent les heures, se succèdent les traces qui rappellent les différentes positions de l’ombre de Vanessa.
La maîtresse s’adresse alors à ses élèves et leur demande : « Que pensez-vous de ce que vous voyez par terre ? ».
Presque tous les élèves répondent en chœur : « Maîtresse, c’est une fleur ! » et de montrer du doigt les pétales et de discuter pour savoir de quelle fleur il s’agit : rose pour les uns, marguerite pour les autres…
Mais cette maîtresse est une « résistante » (comme toutes devraient l’être). Elle ne s’en laisse pas conter. Elle ne se contente pas d’un simple constat ; la seule nomination des choses ne la satisfait pas.
– « Vous ai-je demandé de dessiner une fleur ? »
– Non ! répondent les élèves, mais tu vois bien que c’est une fleur.
– « Mais enfin, rappelez-vous ! Nous sommes venus ce matin et Vanessa s’est plantée là où il y a une croix. Et après, nous sommes revenus et on a fait pareil, et après… et encore après… Et elle insiste, et elle attend avec patience et obstination ; elle attend que jaillisse l’étincelle ; car cette maîtresse a de l’ambition pour ses élèves ; elle fait le pari de l’intelligence. Au bout de longues minutes courageusement affrontées, son obstination est récompensée : La petite Vanessa, d’une voix timide, ose lui dire :
« Maîtresse, je crois que ça a tourné ».
Ah! Comme cela valait la peine d’attendre! « Je crois » a dit Vanessa, montrant que c’est bien son intelligence qui est en marche et non pas seulement ses yeux qui constatent et identifient. « Ça a tourné » l’emporte sur « c’est une fleur ». Le verbe « tourner » l’emporte sur le substantif (fleur). Le verbe, catégorie reine de la grammaire, qui donne à la langue son véritable pouvoir d’explication et d’argumentation. Le verbe qui ouvre les horizons du futur, qui fait resurgir les récits du passé. Voyez donc comme la langue française fait bien les choses en nommant de la même façon le mot qui articule la phrase et l’instrument linguistique qui articule notre pensée ! Le verbe qui se conjugue et le Logos qui impose au monde l’intelligence de l’homme. C’est bien cette singulière catégorie grammaticale des verbes qui hisse le langage humaine au plus haut de ses ambitions : dépasser la réponse à la question: « Qu’est-ce que c’est? », pour tenter d’en affronter une autre d’un tout autre niveau : « Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? ». C’est bien grâce à la grammaire que a petite Vanessa a osé privilégier l’expression de sa réflexion au compte rendu fidèle de sa perception; le choix et l’organisation qu’elle a imposés aux mots lui ont donné le pouvoir d’aller plus loin que ce que son œil lui montrait.
-
La grammaire est libératrice
La grammaire que l’on enseigne aux élèves doit leur apparaître libératrice alors qu’ils la voient trop souvent comme une contrainte arbitraire.
Sans s’en douter,, Vanessa a mis ses pas dans ceux de Galilée. Cinq siècle après, les mots de cette enfant ont fait écho à ceux du savant. Des mots qui étaient audacieux et téméraires, organisés par une grammaire qui portait sa pensée et l’opposait à la certitude de tous ceux qui voyaient, de leurs yeux, le soleil se déplacer au-dessus de leur tête. Face à la vérité « autorisée », il assénait ainsi, obstiné, mot après mot : « La terre tourne autour du soleil ».
Et il fut compris au plus juste de ses intentions ; et si il fut compris comme il entendait l’être, c’est parce que, au-delà du simple choix des mots, il utilisa les moyens grammaticaux que lui donnait la langue. En positionnant « terre » devant « tourne », il imposait à ses interlocuteurs l’obligation d’en faire l’agent du procès « tourner ». L’agent et pas autre chose, quelle qu’envie qu’ils en eussent ! En utilisant la locution prépositionnelle « autour de », Galilée donnait à « soleil » un rôle bien spécifique dans la scène dont il imposait la mise en scène. Les indicateurs grammaticaux lui donnèrent ainsi l’assurance que quelle que fût la mauvaise volonté de ses interlocuteurs, ils ne pourraient pas trahir ses intentions de parole ; même s’ils usaient ensuite à son égard des pires mesures de retorsion..
Imaginons maintenant Galilée privé des outils de la grammaire. Il met dans un grand chapeau les trois mots : « tourne », « soleil », et « terre » ; il les mélange bien et les jette à la tête de ses auditeurs en leur disant : « Messieurs, faîtes donc du sens ! ». Quelle mise en scène eût résulté de cette invitation ? Comme un seul homme, ses juges auraient attribué à « soleil » le rôle d’agent du verbe « tourner » et fait de « terre » le centre de la rotation du soleil.
Sans le pouvoir de la grammaire, les mots glissent en effet naturellement sur la plus grande pente culturelle car c’est l’attendu qui guide leur arrangement , c’est le consensus mou qui préside à leur mise en scène. Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ainsi ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence et la routine et c’est le statu quo qui l’emporterait à tout coup sur l’innovation et l’imagination. La force de la grammaire permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore admis mais le sera sans doute un jour ; d’affirmer contre les préjugés ce que l’on refuse d’envisager mais qui se révélera peut-être juste et vrai ; d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations à venir trouveront d’une audace magnifique ; de créer contre l’évidence bornée la signification nourrie par l’intelligence et l’imagination.
-
Si la grammaire porte la science, elle cisèle aussi la poésie
La langue de l’Homme, contrairement aux systèmes de communication des animaux, ne se contente pas de sélectionner et de signifier ce qui est utile à la survie ; elle est capable d’affirmer par la grammaire les effets produits par une action sur une autre action. Par exemple dire « si on lâche une pierre, elle tombe » ou « lorsqu’on lâche une pierre, elle tombe » ou encore « une pierre tombe pour peu qu’on la lâche », c’est poser le principe qu’un lien de cause ou de conséquence régulier et prévisible unit ces deux processus. Dans la même perspective, la grammaire, par sa gestion des circonstances, permet de formuler des lois universelles dégageant ainsi la vérité scientifique des contraintes du « ici » et « maintenant » pour lui faire atteindre le « partout » et le « toujours ». Ainsi la formulation de la loi de la gravitation universelle selon laquelle « deux corps quelconques s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance », s’impose-t-elle aussi bien au caillou que je lâche qu’à la force qui maintient la lune en orbite autour de la terre. Chaque étape des développements de la pensée scientifique a ainsi mobilisé des moyens grammaticaux de plus en plus puissants . Décrire « les effets » a exigé que l’on se dote de connecteurs (« donc », « si… alors », « parce que »…) qui manifestent le lien logique et nécessaire qui associe deux propositions.
Si dans un élan d’imagination et de rigueur mêlées, la grammaire porte et diffuse la pensée scientifique, c’est dans le même élan qu’elle ouvre à la poésie les portes de l’imaginaire.
Ecoutons Paul Eluard qui nous dit que « la terre est bleue comme une orange » et qui ajoute pour bien insister sur la puissance des mots : « Jamais une erreur, les mots ne mentent pas ».
Evoquons René Char qui affirme que « dans la bouche de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit » et qui précise, pour bien marquer l’indépendance du Verbe, que « la poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins au reflet de ses ponts ».
Entendons enfin rugir Michaux : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! Je vous la construirai sans pierres et sans ciment ».
La puissance poétique de la grammaire est ici à l’œuvre. Articulant des mots que rien, dans la réalité, ne prédisposait à être associés. Invitant le lecteur à libérer une imagination qui dépasse le « perçu ». Ainsi, l’adjectif épithète « bleue » qui s’impose à « terre » ; ainsi, le complément circonstanciel « dans la bouche de l’hirondelle » qui s’impose au verbe « se construit un jardin». La langue sert ainsi les ambitions singulières de chaque intelligence et de chaque imagination mais invite en même temps au partage.
Cependant, cette grammaire si puissante est capable du meilleur comme du pire. Elle peut servir avec la même efficacité et les mêmes moyens, les aspirations les plus respectables et les plus hautes comme les allégations les plus infâmes et les affirmations les plus intolérables. Apprendre aux élèves à respecter les règles grammaticales n’est pas les soumettre à docilement à leur pouvoir ; c’est au contraire être capable de les reconnaître, de les analyser, de prendre de la distance et de savoir ainsi réfuter manipulation et mensonge. Oui la grammaire permet de TOUT DIRE ! Mais l’invitation à se conformer à ses règles doit s’accompagner d’un entraînement à la critique et à la réfutation qui fait ainsi partie intégrante de l’enseignement de la grammaire.
Comments are closed