– 5ème partie –

L’entrée dans le livre


  • La tentation de comprendre avant d’avoir lu

On pense souvent que si certains enfants, certains élèves ne lisent pas, c’est parce qu’ils n’ont aucune curiosité, aucune envie de savoir C’est souvent faux ! C’est au contraire la frénésie, l’empressement, la précipitation qui crée leur affolement et leur blocage. Savoir avant d’avoir appris ; savoir sans se donner le temps d’apprendre ; voilà ce que désirent ces enfants. Toute attente, tout délai imposés par un apprentissage nécessairement laborieux les exaspèrent et peut les mettre dans une colère souvent rentrée et paralysante. Pour la plupart, ces élèves, ces enfants, brûlent d’envie de savoir.Ils sont prêts à faire beaucoup pour y arriver, excepté une chose : faire l’effort de construire leur propre sens à partir des choix faits par un autre. Savoir, oui ! Apprendre à construire avec précision, non ! Ce qui les agacent jusqu’à les exaspérer, c’est d’être confrontés à une activité dans laquelle les informations ne sont plus régies par les liens de l’évidence immédiate. Une activité, comme le dit si bien Serge Boimare, qui leur imposerait « un temps de suspension, un temps d’arrêt pour une élaboration même minime, parce que ce qu’il y a à comprendre ne se donne pas d’emblée » . Ce « temps de suspension » qui est nécessaire à la construction et à la mise en forme, peut provoquer chez un enfant la dispersion et la déroute. Il le vit comme un vide, comme une faille, parce que le doute et l’incertitude sont pour lui trop douloureux pour pouvoir stimuler l’activité de penser. Au lieu de ressentir l’anxiété légère et normale que provoque naturellement le fait de ne pas savoir encore et qui devrait le pousser à construire son sens, c’est une terrible frustration qui l’envahit quand il faut associer, faire des liens, en un mot… chercher. En d’autres termes, c’est l’impatience de voir se former comme par magie les images dans sa tête, c’est le désir inconsidéré de comprendre sans avoir construit, le refus d’avoir à accorder le moindre délai au labeur du sens qui expliquent leur difficulté ou plutôt leur dysfonctionnement cognitif. Ils voudraient être sortis du tunnel sans avoir pris le temps de le creuser.


  • Affronter l’inconnu

Ce n’est donc pas par incompétence ou par manque d’envie que certains enfants refusent de lire un livre. Il ne faut pas se résignez pas à ce refus au prétexte qu’ils ne seraient pas du bois dont on fait des lecteurs ou encore que « les enfants d’aujourd’hui » aiment mieux les jeux vidéos que les livres…. Piégés dans un univers où le trivial le dispute au superficiel et le prévisible à l’imprécis, ils cheminent sur la voie de la passivité et ils se sont habitués à n’accepter que des textes dont le sens leur est par avance en grande partie connu. Ils se méfieront donc de toute aventure de compréhension qui pourrait comporter le moindre risque de difficulté et d’échec.

Or les premières pages d’un livre posent toujours au lecteur la même question : « Allez-vous me comprendre ? ». Nous ressentons tous cette pointe d’anxiété propre au commencement d’une lecture nouvelle. Rien n’est d’emblée assuré, rien n’est donné au départ. En ces débuts voilés, nous ne prévoyons rien ou si peu de choses. Nous devons découvrir avec circonspection, mettre au jour avec prudence, nous frayer des chemins parfois incertains. Et puis, peu à peu, les couloirs obscurs s’éclairent ; notre regard porte un peu plus loin, anticipant le prochain virage, la prochaine bifurcation. Ces personnages que nous nous sommes donné la peine de connaître deviennent plus proches ; nous en prévoyons mieux les comportements et les relations, sans complètement vous y fier. Ces lieux dont nous avons, mots après mots, vu se dessiner les contours deviennent les décors plus familiers de nouveaux événements. Ce qui, au commencement, était une terre inconnue et, par là même, inquiétante se transforme en un lieu d’heureuses retrouvailles et de reconnaissance, à mesure que nous nous y frayons- parfois laborieusement- un chemin. C’est cette expérience de lecteur courageux que nous devons transmettre aux élèves à la fois comme une épreuve et comme une promesse. Il faudra les accompagner, de livres en livres, lus ensemble puis tout seul afin de lui faire surmonter le moment si difficile de l’abord. Nous leur montrerons comment ils doivent accepter l’effort intellectuel et la maîtrise émotionnelle qui seuls permettront de dissiper les ténèbres et d’ainsi mériter que leur propre imagination en viennent à devancer sans risque les mots de l’auteur. C’est à nous de lui montrer que l’inconnu est un défi qu’il doit apprendre à relever en acceptant que le plaisir de l’imagination ne peut être qu’un juste retour sur son investissement intellectuel.


  • Affronter la distance

Nous avons toujours rêvé que nos enfants, nos élèves dévorent des livres Et nous avons fini par nous contenter de les voir se perdre dans le dernier jeu vidéo. Lorsque nous insistons pour les faire entrer dans un texte de plus d’une page, nous les entendons nous dire : « C’est trop long, je n’arriverai jamais au bout ». Ils sont exténués avant d’avoir commencé à lire la première page. Ils sont terrifiés à l’idée d’affronter une distance que l’épaisseur du livre leur promet longue et fatigante. Ils sont submergés par l’angoisse de ne pas y arriver et de s’effondrer pitoyablement devant celui ou celle dont ils voudraient l’estime. Une des principales difficultés d’un nombre important de lecteurs est donc qu’ils n’ont pas les moyens et… le courage d’affronter LA DISTANCE.

C’est dès la quatrième ou la cinquième page que le livre tombe des mains des élèves peu endurants. L’inégalité majeure est aujourd’hui celle qui sépare des lecteurs formés à l’endurance de ceux qui ne le sont pas. Les premiers sont capables de dépasser sans difficulté et sans peur la limite des courts extraits scolaires. Les seconds, effrayés par la perspective de lire plusieurs dizaines de pages, ou trop vite épuisés par une lecture laborieuse, renoncent à toute lecture longue et abandonnent dès les premières pages. Ces élèves qui ne souffrent d’aucune forme de dyslexie mais qui n’ont pas été suffisamment entraînés à l’endurance forment ce que l’on appelle la population des « peu-lecteurs. Si les personnes en situation d’illettrisme représentent environ 8% de la population, « les peu lecteurs » dépassent vraisemblablement les 25%. Ceux-là n’ouvriront jamais un livre et seront ainsi exclus de notre patrimoine culturel.

Mais l’effort de lire de plus en plus loin ne se justifie que si chaque page gagnée illumine la pensée de l’élève ; car si le plaisir de l’imagination n’est pas la juste récompense de l’effort c’est la frustration qui sera au bout du labeur. Il faut donc qu’il soit accompagné dans la conquête de la distance mais aussi dans la construction du sens d’un livre. Il apprendra, sur la distance d’un livre, à observer un équilibre exigeant entre droits et devoirs du lecteur : droit d’interpréter les textes mais devoir de respecter les choix de l’auteur. Une «école de l’équité », celle qui forcera la confiance des enseignants et des parents, devra ainsi mener de front un entraînement efficace à l’endurance de lecture et une pédagogie explicite de la compréhension des textes.


  • Construire une pédagogie de l’endurance

Peut-on alors s’entraîner à la lecture de longue distance tout comme on s’entraîne à courir de plus en plus long ? Oui !

L’idée est en effet assez proche de l’entraînement progressif d’un apprenti coureur à pied. Dans la même perspective, mon idée fut donc de « tirer » le « peu-lecteur » vers une lecture de plus en plus longue en lui proposant une alternance, adaptée à ses capacités , de plages de lecture autonome et de plages d’écoute du texte. En d’autres termes, au moment où il sent « l’essoufflement » le gagner en lecture autonome, il clique pour appeler à la rescousse l’audio ; jusqu’à ce qu’il se sente suffisamment prêt pour reprendre lui-même sa lecture personnelle. Le but n’est évidemment pas d’installer le peu- lecteur dans le confort d’une alternance statique entre les plages d’écoute et celle de lecture mais au contraire de l’inciter à « grignoter » progressivement des pages de plus en plus nombreuses du livre. En d’autres termes il faut faire en sorte que l’alternance écoute/lecture l’entraîne à développer une capacité d’endurance de plus en plus forte. La Machine à lire cultive en effet :

– l’ambition et le dépassement

mais c’est le plaisir que l’utilisateur découvrira au bout de l’effort raisonnable qui lui est imposé. Selon le niveau de difficulté choisi , l‘utilisateur se voit donc proposer des contrats de lecture autonome de plus en plus longs à mesure qu’il avance dans le livre, mais, à tout moment, il peut se reposer un peu ( pas trop !) en passant sur

– l’écoute

Il se fixe au départ non pas de lire vite, mais de lire de plus en plus long. Ainsi, il sait qu’à la fin du livre le rapport entre lecture et écoute doit être, selon le niveau défini, de 60% ou de 70% et pour certains de 80%. Un dispositif lui permet de suivre et d’évaluer ses performances de lecture et de mesurer ses progrès, pour relever au prochain livre un défi encore plus haut. Ce dont je veux vous convaincre par l’exemple de la Machine à Lire, c’est que le désir et la capacité de lire un livre ne sont pas un don ou un goût dont certains seraient privés par décision divine ou injustice génétique. C’est un juste retour sur investissement intellectuel.


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