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L’école des faux semblants

Alain Bentolila – 18/08/2023

Lorsque s’est levée dans les années quatre-vingt la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, un nombre considérable d’enfants, jusque-là très tôt écartés, se sont trouvés précipités dans un système qui n’était pas conçu pour eux. Le filtre culturel et social ayant été retiré, l’école s’est trouvée mise au défi d’instruire des enfants de moins en moins « éduqués » : de l’école, on leur avait donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n’avaient qu’une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, ils n’avaient eu que l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n’en avait connu que le silence, l’indifférence et la passivité. Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir plus largement les portes de l’école à tous les enfants de ce pays, nous priment collectivement l’engagement de les y recevoir tous tels qu’ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées , mais aussi ceux de plus en plus nombreux « venus d’ailleurs », en équilibre culturel et linguistique instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une école qui avait été construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle resta en fait quasiment identique à elle-même ; même si elle tenta de donner le change en multipliant des filières qui n’étaient en fait que des voies de garage. Elle navigue depuis des dizaines d’années entre complaisance et cruauté, tentant de maquiller l’échec en abaissant régulièrement ses ambitions, ses exigences et… ses moyens. Les « nouveaux écoliers » ont donc posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité Si l’école de la République a réussi la massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.

Pour n’avoir pas su allier la bienveillance et l’exigence, pour n’avoir pas eu la décence d’offrir la même ambition à tous ses élèves, l’Ecole n’a pas su relever le défi d’une distribution équitable du pouvoir linguistique et intellectuel. Face à l’hétérogénéité du langage des élèves, elle a proposé deux réponses, aussi vaines l’une que l’autre, qui ont alterné au grès de de la croyance idéologique de ses responsables. Tantôt elle a tenté d’imposer une normalisation aveugle au nom de la pureté de la langue ; tantôt elle a cédé à un laxisme coupable au nom du droit de chacun à disposer librement de son langage. Les uns prônant l’usage d’une langue scolaire, normée et immuable au risque d’exclure ceux qui n’y ont pas été initiés ; les autres clamant que tous les langages sont égaux au risque de tolérer une imprécision et une confusion toujours fatales aux élèves les plus fragiles.

Balançant ainsi entre réaction et démagogie, l’enseignement de la langue laisse aujourd’hui sur le bord du chemin menant aux apprentissages fondamentaux plus d’un élève sur dix. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d’un déficit et d’une imprécision de langage à cinq ans ; ils ont acquis laborieusement quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu’il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à onze ans quand on attendait qu’ils soient des lecteurs efficaces dans toutes les disciplines. Ils ont très tôt endossé le costume de l’échec et ne l’ont plus quitté. A l’entrée au collège, 15 % des élèves se trouvent en situation de grande difficulté d’expression, de lecture et encore plus d’écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes dans la structure morcelée du collège, ces élèves vont s’enfoncer, année après année, dans le long couloir de l’illettrisme. L’école primaire les a maintenus en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève. Il y a là comme une espèce de scandale ! Certains seront orientés vers des filières professionnelles, non parce qu’ils ont envie d’exceller dans un métier manuel mais parce qu’on leur a dit qu’ils n’étaient bons qu’à cela. Ils auront passé 12 à 14 ans dans les murs de l’école de la République et n’auront même pas la possibilité de se défendre face au premier faux prophète venu. Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà à quoi conduit l’impuissance linguistique et la faiblesse intellectuelle qu’une école négligée et une famille bousculée n’ont su combattre ni l’une ni l’autre.

Monsieur le ministre, au lieu de tenter vainement de fabriquer de toute pièce une illusoire mixité scolaire artificielle, au lieu de concocter une énième réforme de l’enseignement professionnel vouée à l’échec , au lieu hausser le ton contre le harcèlement scolaire sans en identifier les causes, bref au lieu de « brasser du vent », c’est à la transformation en profondeur de la formation des maîtres et à la refondation des démarches d’apprentissage qu’il vous faut d’urgence vous attaquer. Une formation qui a depuis trop longtemps délaissé l’art de la pédagogie comme les connaissances disciplinaires et qui en est arrivée à recruter aujourd’hui ses maîtres à l’issue de trente minutes d’entretien. Face à des élèves de plus en plus désenchantés, il faut « construire » des enseignants capables de faire comprendre à chacun de leurs élèves que chaque étape qu’’il franchit permet d’élargir son propre horizon d’’espoir et d’engagement ; qu’il n’est pas obligé d’’aller à l’école parce qu’il grandit mais qu’il va à l’école pour grandir. Les instituteurs devront leur faire découvrir, jour après jour, l’écart entre ce qu’ils ne savaient pas et ce qu’ils savent, entre ce dont ils étaient incapables et ce qu’ils peuvent faire à présent. Car c’est bien cette conscience commune de « l’élévation scolaire » qui légitimera le fait qu’élèves et maîtres se lèvent le matin pour aller apprendre et pour aller faire la classe. C’est ainsi qu’en pleine conscience de leur devoir et de leur mission, les uns et les autres en viendront, sinon à chérir, du moins à accepter l’effort d’apprendre et l’engagement à enseigner.

Monsieur le ministre, l’heure est venue de faire un choix entre une école de complaisance et de faux-semblants et une école de résilience et de justice. Car, si de moins en moins d’étudiants se destinent au métier d’instituteurs c’est parce qu’ils ont la conviction que, quoiqu’ils fassent, l’échec de certains de leurs futurs élèves sera inéluctablement programmés dès six ans. Le sentiment douloureux qu’ils ne serviront à rien les détourne alors du « plus beau métier du monde ». Aucune revalorisation salariale, chichement octroyée, ne les convaincra de rejoindre les rangs de ceux qui furent les hussards de la république et qui ne sont aujourd’hui que des « agents de reproduction sociale ».


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