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Eloge de la langue

Alain BENTOLILA, 25/08/2023

De la sauvegarde des langues minorées et interdites d’écriture, au combat contre la « précarité linguistique » programmant dès l’enfance l’échec des élèves fragiles, ma seule ambition aura été tout au long de ma vie de linguiste de servir la cause de la langue en la plaçant au centre exact de l’humanité. Portant notre pensée au plus juste de nos intentions, elle nous permet de refuser la dictature de l’évidence et nous invite à l’explication universelle plutôt qu’à la soumission aux apparences. La langue est ainsi « le propre de l’Homme » ; elle nous distingue et nous élève. A condition qu’on la cultive, la chérisse et la respecte, elle apaise le doute existentiel qui tourmente chacun de nous et   nous permet d’espérer une cohésion sociale harmonieuse.

Je suis intimement persuadé que la parole et l’écriture constituent bien le seul remède honorable contre le doute fondamental qui taraude notre esprit : « qu’est-ce qui fait que je suis Moi et que je ne me réduis pas seulement à un système complexe de cellules, à un agencement astucieux d’organes ? » Seule la langue nous permet de répondre à cette question douloureuse : « Je suis celui qui dit, je suis celui qui écrit, et qui, en disant et en écrivant, laisse dans l’intelligence de l’Autre une trace qui, pour être maladroite et sans réelle beauté, est une preuve tangible de mon existence. Je suis celui qui a entendu l’Autre, celui qui l’a lu comme nul autre ne le l’aurait fait ; et ces traces inscrites dans mon intelligence ont fait ma singularité et ma cohérence ».

            Je suis tout aussi convaincu que l’on ne peut jouer pleinement son rôle de citoyen si l’on est incapable de relever les défis que la langue nous impose : celui notamment d’oser s’adresser au plus étranger parmi les étrangers[1] pour lui dire les choses les plus étranges qui soient. Or c’est bien pour aller au plus loin de nous-mêmes qu’il nous faut partager avec les autres des mots nombreux et précis et des structures pertinentes et rigoureuses. Il faut certes accepter avec respect les formes différentes de la langue française, car aucune langue n’est uniforme ni figée ; mais il faut affirmer avec exigence sa vocation à rassembler, à transcender les clivages, à guérir les déchirures. La langue n’annihile pas les différences culturelles et sociales, mais elle les rend audibles les unes aux autres ; c’est ainsi qu’elle contribue à préserver le lien social et à éviter que notre communauté ne devienne un conglomérat de groupes sourds les uns aux autres, prêts à tous les affrontements, à toutes les violences. Nous sommes donc individuellement et collectivement responsables de porter au plus haut degré d’exigence la fonction de rassemblement de notre langue : comprendre avec autant de bienveillance que de vigilance et se faire comprendre avec autant de créativité singulière que de respect des règles communes.

À nos enfants il faut donc apprendre à parler juste, c’est-à-dire avec l’audace d’affirmer son pouvoir de parole, mais aussi l’infinie considération que l’on doit à l’Autre. Il nous faut leur apprendre à lire juste, c’est-à-dire avec le respect que l’on doit au texte d’un autre, mais aussi la volonté d’en donner une interprétation personnelle. Il nous faut leur apprendre à écrire juste en savourant le plaisir de chacun des mots choisis mais en ayant aussi le souci d’un lecteur dont on chérit d’avance l’exigence. Il nous faut enfin leur transmettre que ce langage, cette écriture par lesquels ils s’imposeront et s’exposeront à la fois sont les plus beaux témoignages de leur humanité. Car à quoi bon se battre pour léguer à ceux qui arrivent une planète « vivable » si leurs esprits, privés de mémoire collective, de langage maîtrisé et du désir de comprendre, sont condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel ? Ils y seront soumis au premier mot d’ordre, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage. 


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