– 3ème partie –

Les cinq étapes de l’apprentissage du langage :
comment aider votre enfant à les franchir


« Quand l’enfant vous envoie ses premiers signaux comme autant de preuves d’attachement »

Dès ses premiers jours, le « petit homme » manifeste de façons diverses le goût qu’il a de l’Autre et l’intérêt qu’il lui porte. À sa mère, bien sûr, mais aussi, peu à peu, aux autres êtres humains et aux animaux familiers qui l’entourent. Il destine à chacun regards, gestes, mimiques qui, peu à peu, se ritualisent et deviennent des signaux indiquant à ses proches son intention de leur faire comprendre d’abord ce qu’il ressent, puis ce qu’il veut et bientôt ce qu’il pense.

Progressivement, un enfant va ainsi passer de la gesticulation désordonnée et des cris inarticulés à des regards, des gestes et des bruits correspondant de plus en plus précisément à des situations particulières et à des intentions spécifiques. Bien avant les mots, il construit ainsi un ensemble de signes plus ou moins stables que vous devez apprendre à reconnaître. Il tente de répondre de façon de plus en plus conventionnelle à l’intérêt qu’on lui porte, manifestant le goût qu’il a des autres et son intention de leur envoyer des informations.

C’est un moment essentiel où se mêlent volonté de communication et désir d’attachement, les deux processus étant indissociables l’un de l’autre. C’est le moment où il attend de vous, en réponse à ses premiers efforts, le message suivant : « je ferai tout pour te comprendre et tout pour que tu me comprennes, parce que tu comptes pour moi ».

Ce message, le petit enfant doit le recevoir de vous très tôt afin de pouvoir s’engager avec bonheur et confiance dans la maîtrise de cet outil qui lui permettra d’agir sur vous et de vous inviter à agir ensemble sur ce qui vous entoure.

 

Changer un objet de place à sa demande, colorier en appliquant les couleurs qu’il vous a demandées, c’est lui faire prendre conscience du pouvoir du langage de modifier les choses de façon intentionnelle. Vous lui devez dès qu’il vient au monde une attention aiguë et constante. Vous identifierez avec soin et décoderez avec ravissement les signes qu’il vous destine et vous constaterez que chacun est de plus en plus régulièrement attaché à une intention singulière. Bien avant les mots il distinguera ainsi progressivement les objets qu’il désire, les actions qu’il attend de vous… Un manque d’attention de votre part, une marque d’indifférence, et le temps si précieux du premier attachement et du premier échange risque d’être gâché, faisant place au doute, à l’anxiété, laissant le petit face à un monde sans repères sémiologiques.

  • Il apprend à nommer ce qu’il n’a pas sous les yeux : il évoque, il catégorise

- Apprendre à nommer le monde ne se réduit pas à savoir quelles étiquettes coller, au hasard des rencontres, sur des objets ou des êtres vivants. Pour le petit enfant, nommer c’est d’abord sélectionner certains objets, certaines êtres, certaines situations...qui méritent d’être distingués et partagés. Ces éléments, l’enfant apprendra, avec votre aide, à les choisir, comprenant que nommer les choses est la meilleure façon d’exercer sur elles un pouvoir : « je le veux, je ne le veux pas, je l’aime ou je le déteste ». Parce qu’il n’a rien d’un petit singe, votre enfant ne se contente donc pas d’obéir à vos injonctions en nommant fidèlement les éléments du monde que vous lui désignez. Sa jeune intelligence procède, en fonction de ses besoins, à la structuration d’un monde auquel les mots donnent progressivement organisation et cohérence . Ce qu’il trouve utile de nommer c’est ce qui lui semble pouvoir donner du sens à la relation qu’il tisse avec vous, ce qui renforcera l’attachement qui vous lie tous les deux. L’effort de nomination, donne à l’attachement affectif une base conventionnelle stable.

- Jusqu’à quinze mois environ, le petit enfant s’est ainsi contenté de nommer un objet ou un être unique dont il perçoit de visu la singularité : il nomme ce qu’il voit. En ces débuts, les premiers mots de votre enfant ne sont en fait que des « outils de désignation » : un geste les accompagne souvent. Passant du perçu au dit, il doit peu à peu accepter qu’un même mot désigne une collection, une catégorie, un concept et non plus un objet unique qu’il peut voir et toucher. Il entreprend alors une longue marche, parfois fort délicate pour atteindre l’abstraction . Vous allez accompagner ce processus d’abstraction en jouant, par exemple, à lui présenter des objets qui portent le même nom, mais qui diffèrent par leurs formes, tailles ou couleurs respectives : il comprendra ainsi qu’une « balle », qu’elle soit bleue ou rouge, petite ou grosse, se nomme toujours /bal/, qu’ un « bol », qu’il soit bleu, rouge petit ou gros, se dit toujours /bol/ et enfin, que des « billes » ayant des caractéristiques différentes s’appellent toujours /biy/. Il prendra ainsi progressivement conscience que, des objets, des animaux, des personnages, quelles que soient leurs différences, peuvent s’appeler pareil parce que leurs propriétés, leurs fonctions et leurs catégories sont les mêmes. Ce temps de regroupement d’élément différents dans des ensembles portant le même nom est une étape essentielle sur le chemin de l’abstraction. Dès 20 mois, vous lui présenterez donc des planches d’images du même objet en soulignant à la fois leurs différences (tailles, couleur, formes…) mais aussi leur commune nomination. En bref, vous lui direz : « on les appelle pareil même si elles nous apparaissent différentes ».

POUR ALLER PLUS LOIN

Progressivement, il aura donc compris que nommer n’est pas montrer, c’est affirmer l’appartenance d’un objet ou d’un être singulier à un vaste ensemble dont tous les éléments, certes différents, répondent au même « nom » et partagent les mêmes traits sémantiques. Prenons l’exemple d’une petite fille de 14 mois. Elle possède un ours en peluche qui mesure environ trente centimètres de haut ; il est de couleur marron clair ; sa peluche est extrêmement douce, il lui manque un œil et il dégage une odeur aigre de lait régurgité. Cette petite fille utilise régulièrement le mot « nousse » pour désigner son petit compagnon et le réclamer quand on le cache. C’est cet ours, avec toutes ses caractéristiques physiques, et jamais un autre, qu’elle nomme « nousse ». Sa sœur aînée a un ours un peu plus grand, au poil plus rêche, qui a une odeur différente ; en aucun cas, notre petite fille n’utilise « nousse » pour le désigner. Elle associe donc, de façon totalement exclusive, un bruit spécifique à un objet dont les caractéristiques perçues par ses yeux, son odorat, son toucher font l’unicité . Mais, progressivement, guidée par sa mère, elle va accepter de renoncer à cette relation exclusive (bruit unique/objet unique) pour étendre très progressivement l’ensemble des éléments que « nousse » peut évoquer. Ainsi, elle acceptera vers 20 mois de nommer « nousse » l’ours en peluche de sa sœur dont la taille et la couleur sont différentes, puis l’image d’un ours en peluche sur un album, puis la photographie d’un ours dans la forêt, puis un ours dessiné au trait, puis la vision d’un ours blanc à la télévision. Et, un jour, elle osera sans doute traiter d’ « ours » les hommes grossiers et brutaux…, démontrant la rupture définitive entre la vision d’un objet et le signifié du mot qui l’évoque.

Vers trois ans, vous pourrez inviter votre enfant à ranger des images différentes en les nommant dans des catégories qui les rassemblent sous l’entête d’un « hypéronyme ». Par exemple, une rose, rouge ou blanche, grosse ou petite, longue ou courte, se nommera toujours « rose » ; elle prendra place, avec la « marguerite », la « pivoine », dans un ensemble défini par l’hyperonyme « fleur » qui, lui-même, appartiendra, avec les « arbres », les « herbes »…, à la catégorie que l’on nommera plus tard « végétaux ». Il parviendra ainsi à classer sous le même vocable des choses qui se présentent à sa vue de façon de plus en plus différente et que rassemblent non plus des caractéristiques visibles mais des propriétés ou des fonctions.

 

  • Il s’efforce de prononcer soigneusement les sons, afin de bien distinguer les mots

Un enfant, n’est pas un perroquet stupide ; il ne reproduit pas globalement chaque mot que vous prononcez comme un tout insécable. Si tel était le cas, il lui faudrait consacrer une grande partie de sa vie à apprendre à parler, et encore n’aurait-il que fort peu de capacité de créer de nouveaux mots. Un enfant doit donc prendre conscience de l’articulation des mots en syllabes et en sons pour pouvoir les prononcer et les distinguer. Vous prendrez donc soin de prononcer avec la plus grande précision les mots que vous lui destinez. Vous l’amènerez progressivement à comprendre que ce qui lui est d’abord apparu comme un bruit non analysable est en fait constitué d’unités phoniques qui s’associent pour former à chaque fois des unités de sens différentes.

C’est ce que l’on appelle la conscience phonologique : il découvre qu’ avec un nombre réduit de sons, il peut construire un nombre de mots considérable , chacun différent des autres. Il se rend compte qu’un son à lui tout seul peut tout changer : /poul/ n’est pas /moul/ qui n’est pas /boul/ qui n’est pas /foul/ qui n’est pas /coul/, ni /roul/….

Jouer avec des « paires minimales » de ce type l’amènera à respecter la nécessité absolue de prononcer chaque son avec de plus en plus de précision. C’est en effet la conscience de la fonction de distinction des sons qui le poussera à aiguiser son articulation et affinera ainsi ses capacités de prononciation. Sa capacité de produire des mots nouveaux, en les distinguant soigneusement des autres, n’augmentera qu’à la condition que son habileté articulatoire s’affirme de plus en plus ; et conséquemment, que la précision de sa prononciation devra s’affiner à mesure que grandit son ambition d’élargir son vocabulaire.

En ce qui concerne l’articulation des sons, l’accueil bienveillant que vous réserverez aux premiers essais parfois maladroits de votre petit enfant ne doit jamais effacer votre exigence de précision . Prenons l’exemple d’un enfant de 14 mois à qui sa mère dit distinctement « bol » lorsqu’elle lui donne « son bol jaune à pois vert ». Lui, pour le réclamer ou l’identifier, prononce souvent : « bo », parfois « bou », plus rarement « po ». Ces variations n’ont alors que peu d’importance pour obtenir l’objet en question. Il n’y a, à ce moment de son apprentissage, que peu de danger de confusion ; car les mots « bout », « pot » et « beau »ne faisant pas encore partie de son vocabulaire. Mais, à mesure que son ambition de nommer des objets ou des êtres nouveaux augmente, s’impose alors à lui la nécessité de distinguer les mots qui les portent et, donc, d’affiner la précision de sa prononciation. Ainsi viendra le moment où il voudra qu’on lui rende la « balle » qu’on lui a subtilisée et non une « boule » ; celui où il voudra appeler son grand-père « Paul » sans risquer qu’on lui apporte l’objet dans lequel il boit son lait. Il prendra donc progressivement conscience que la précision de son articulation, c'est-à-dire sa capacité de distinguer les sons /P/, /B/, /A/, /O/ et /OU/, conditionne sa capacité de communication et… son pouvoir d’agir sur le monde.

Pour accompagner un petit enfant, l’important n’est pas tant que vous pratiquiez un entraînement intensif visant à une parfaite articulation des sons. L’important est de lui montrer pourquoi il doit, de lui-même, prendre soin de sa prononciation. Cela signifie que tout entraînement de prononciation doit être effectué dans le cadre d’une situation qui légitime clairement l’effort de distinction demandé. Vous privilégierez donc les activités qui montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, la prononciation d’un seul son change le sens du mot. C’est ainsi que vous lui signifierez très tôt que vous vous souciez de le comprendre et que vous croyez en sa capacité de se faire comprendre. La prononciation juste lui apparaîtra alors non pas comme une fidèle reproduction d’un modèle, non pas comme une contrainte arbitraire, mais comme la meilleure arme pour être compris de vous.

 

  • Il apprend à donner des précisions sur les objets ou les personnages qu’il nomme : « la balle rouge, pas la bleue »

Vers 3 ans, un enfant a donc compris que le même mot renvoie à des réalités multiples, différant chacune par la taille, la couleur, l’appartenance. Elles sont différentes MAIS s’appellent pareil ? En choisissant un nom, Il ne se contente donc plus de désigner un élément que son interlocuteur et lui ont sous les yeux, il évoqueun ensemble de possibles de plus en plus vaste : un territoire lexical.

L’enfant va progressivement se rendre compte que le passage de la désignation à l’évocation comporte un risque . Lorsqu’il envoie un mot à son interlocuteur, ce dernier a en effet une totale liberté de construire dans sa tête une représentation qui n’appartient qu’à lui. En bref, il constate que son interlocuteur, à l’audition d’un mot, crée une image mentale sur laquelle, lui, n’exerce que peu de contrôle : interdit, certes, de se représenter une « bille » à l’audition du mot « bulle », mais toutes les types de bulles sont autorisées y compris celles des BD. Certaines images peuvent donc aller à l’encontre de ses intentions, entraînant tous les malentendus possibles. Ainsi, imaginons que l’enfant prononce la phrase, : « on a volé le cheval ». Son auditeur crée dans sa tête l’image d’un cheval à bascule alors que l’intention de l’enfant était d’évoquer un cheval de course.

Il comprend donc que si la nomination augmente son pouvoir d’évocation en plaçant sous le même vocable une très grande quantités de représentation elle affaiblit du même coup son pouvoir de contrôle sur l’image mentale que dessine son interlocuteur.

Conscient de l’intérêt d’orienter la construction de l’image mentale de son auditeur, l’enfant va se donner les moyens de réduire le champ des interprétations. Il utilisera progressivement des mots comme « rouge », « vert », « de papa », de course, de bois…., qui permettent de réduire l’inventaire des représentations possibles de son auditeur : « Je veux la balle, pas la boule ; la rouge pas la bleue ; celle de Bilal et pas celle de Vanessa… »

L’enfant entre dans le monde de la détermination. Celui où il pourra à sa guise guider la construction de l’image mentale de son auditeur : mettant de la couleur, indiquant une appartenance, précisant la matière et animant un personnage.

Reprenons donc l’exemple de « nousse ». Tant que la petite fille a réservé ce nom à son petit ours en peluche et à lui seul, point n’était besoin de le déterminer ce mot, puisque l’objet nommé était unique. Par contre, dès l’instant où « nousse » en vint à désigner tous les ours possibles, il devint indispensable pour elle de spécifier si sa volonté est de provoquer la représentation d’un ours « grand » ou « petit », « brun » ou « blanc », « féroce » ou « gentil », le sien ou celui de sa sœur, un ours qui gronde ou un ours qui dort… De même, que le mot château, qui renvoie à tous les châteaux possibles deviendra alors celui « de l’ogre », il sera « blanc » ou « noir », « magnifique » ou « effrayant » et même « de cartes » ou « de sable », il resplendira au soleil ou se perdra dans l’obscurité…

 

  • Il apprend à s’interroger sur le sens des mots

Jusqu’à cinq ans, un jeune enfant associe naturellement le sens d’un mot aux situations ou aux histoires dans lesquelles il l’a rencontré. C’est ce que l’on pourrait appeler le « sens intime d’un mot ». Ainsi à la question « c’est quoi, un loup ? », on obtient souvent la réponse : « ça fait peur » ou « c’est très méchant » ou encore « c’est papy qui l’a tué ». Plus rarement : « c’est un animal sauvage », « il vit dans la forêt » et encore moins : « c’est comme un chien, mais plus grand ». Face à l’invitation à définir un mot, on s’aperçoit à que, jusqu‘à sept ans et parfois plus, les compétences des enfants sont extrêmement inégales . On découvre que certains ne peuvent que raconter une anecdote personnelle à propos d’un mot, alors que d’autres tentent déjà de distinguer son signifié de celui des autres. Pour les premiers, la langue et l’expérience vécue ne font qu’un ; pour les seconds, les mots commencent à faire partie d’un lexique structuré sur lequel ils parviennent à tenir un discours métalinguistique*.

Le chemin est long qui mène des histoires ou des sentiments personnels jusqu’à une définition plus distanciée qui dit autant ce que veut dire un mot que ce qu’il ne veut pas dire. Lorsqu’un enfant rencontre un mot dans un contexte particulier, ce dernier est en effet paré d’une coloration singulière. Si l’on veut qu’il puisse l’utiliser dans d’autres contextes, reconnaître son identité sémantique dans d’autres situations, il faut qu’il maîtrise son « sens propre » ; celui qui dépasse les différences contextuelles et les interprétations individuelles. Ce « travail » de décontextualisation du mot est indispensable à sa mémorisation et à sa réutilisation dans une autre situation. Le sens propre apparaîtra ainsi à l’enfant comme débarrassé de sa « poussière contextuelle » et rassemblant l’ensemble des usagers autour d’un signifié accepté par tous. Cette habileté suppose qu’il soit capable de situer un mot au sein d’une structure lexicale dans laquelle son signifié se distingue nettement de ceux qui l’entourent.

 

Il ne s’agit évidemment pas d’amener un jeune enfant à abandonner définitivement toute relation intime avec les mots. Pas du tout ! Il continuera de nouer, comme nous-mêmes d’ailleurs, avec chaque mot des connotations particulières ; mais progressivement, il saura percevoir, au-delà de ces colorations singulières , le sens si pur du signifié qui nous unit, l’essence des sens qui nous rassemble.

 


* Ce sont les propos tenus sur le langage ou sur ses composantes ; l’analyse grammaticale, par exemple, est un discours métalinguistique.

  • Il apprend à organiser les mots dans la phrase

Après avoir appris à nommer les objets et les êtres animés, après avoir découvert comment contrôler leur représentation grâce à la détermination, le petit enfant apprivoise, vers quatre ans une nouvelle dimension du langage : il comprend qu’une phrase s’organise comme une pièce de théâtre afin que son auditeur puisse la mettre en scène sans le trahir. Il repère que les mots sont comme les acteurs d’une troupe de théâtre, chacun, jouant un rôle particulier dans la représentation proposée. Il apprend progressivement à repérer les indicateurs qui permettent d’identifier des actions, des agents, des objets, des lieux…

 

Il devient ainsi capable de construire différents types de « scripts » : « un agent qui accomplit une action » ; « un agent qui accomplit une action portant sur un objet » ; « un agent qui accomplit une action à l’intention d’un destinataire ». Il saura par ailleurs placer ces expériences dans des circonstances particulières: un décor, à un cadre temporel… L’enfant apprend donc à identifier les conventions grammaticales qui gèrent les rôles des mots dans une phrase afin de produire une mise en scène respectueuse des directives de son interlocuteur. Il pourra donner en retour à son auditeur ses propres directives de mise en scène que ce dernier aura obligation de suivre.

La maîtrise de l’organisation de la phrase exige pour l’enfant, dès 3 ans, un vrai travail d’analyse, implicite bien sûr, mais que vous, parents, enseignants, devez accompagner avec infiniment de soin et de lucidité. Il ne s'agit pas de « faire de la grammaire » avec votre petit enfant. Il ne s'agit nullement de lui apprendre à nommer natures et fonctions des mots et groupes de mots. Classifications et nomenclatures attendront ses 8 ans. Mais il est impératif que vous lui appreniez à savoir identifier le rôle qui revient à chaque mot et groupe de mots dans la pièce qu’il met en scène. Votre responsabilité est de lui faire comprendre que s’il existe des règles qui régissent le rôle des mots et des groupes de mots, ce n’est pas simplement pour le contraindre abusivement, c’est pour qu’il puisse, un jour, avoir l’audace de créer et de proposer des mondes où les « choux mangent les chèvres » où « les poissons volent dans le ciel », où « les fleurs s’ouvrent sous la neige ». Dans le combat entre le conformisme d’un monde attendu et l’incongruité d’un spectacle étonnant c‘est le second qui pourra ainsi l’emporter : la victoire de la grammaire, c’est la victoire de l’intelligence de l’enfant sur la banalité de l’évidence.

Un exemple :

Votre enfant a 4 ans. Vous lui lisez La Chèvre de Monsieur Seguin. Vous arrivez vers la fin de cette jolie histoire : « L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de dents… Une lueur pâle parut dans l'horizon… Le chant d'un coq enroué monta d'une métairie. – Enfin ! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour mourir ; le loup s’approche, les yeux luisants, la bave aux lèvres ; Blanquette tremble sur ses pattes… » Vous faites alors une petite pause et vous ajoutez alors : « Et la petite chèvre dévora le loup. » Étonnement de votre petit garçon !

- Qui tu as dit qui a mangé le loup ?

- J’ai dit : « La petite chèvre dévora le loup. »

- Non, non ! C’est les loups qui mangent les chèvres !

- J’ai dit : « La petite chèvre dévora le loup. »

- C’est vrai ! Et même que tu as mis « la chèvre » d’abord !

Avez-vous fait de la grammaire ? Oui ! Au meilleur sens du terme. Avez-vous eu recours à la nomenclature grammaticale ? Non ! Vous avez simplement suscité le questionnement : « QUI a dévoré QUI ? », en utilisant une astuce très simple : le contre-emploi. Vous avez distribué les rôles de façon incongrue. Entre le loup et la chèvre, c’est évidemment au loup qu’aurait dû revenir le rôle de « dévoreur » et à la chèvre celui de « dévoré », mais vous avez utilisé la puissance de la règle grammaticale pour imposer, je dis bien imposer, un casting inattendu. Et votre enfant ne s’y est pas trompé : « Tu as dit “la chèvre” d’abord ! ». Il a parfaitement compris qu’entre les habitudes d’un monde où ce sont toujours les loups qui mangent les chèvres et le pouvoir grammatical qui donne à la chèvre la fonction d’agent, c’est la grammaire qui devait l’emporter. C’est ainsi que votre jeune enfant osera guider ses interlocuteurs vers la réalisation d’un film qui ne sera pas la copie conforme de la banalité du monde. Ils imposera ses propres intentions, fussent-elles les plus étranges. Vous lui avez donné l’assurance qu’il peut « casser les habitudes », rompre avec ses attendus grâce à la grammaire qui, dans toute sa rigueur, mettra sa puissance à la disposition de son imagination. La grammaire fait de l’enfant un créateur et non pas une créature. Sa maîtrise sonne la vraie naissance de sa pensée créatrice

La seule chose importante, c’est que vous fassiez prendre conscience à l’enfant que lorsque l’organisation d’une phrase change, le monde change et que lorsqu’on veut changer le monde il suffit de changer l’organisation de la phrase . Ainsi, lorsque sur une image un chien devient jaune, il entend le mot « jaune » s’ajouter au mot « chien » ; lorsque cette même image présente ce chien jaune dévorant un rat, la phrase s’enrichit du mot « mange " et du mot « rat » qui prend sa juste place après « mange ». Cette démonstration ne requiert pas des compétences de grammairien ; des manipulations fort simples suffisent à montrer comment la modification de l’ordre des mots ou l’ajout d’un mot transforment le dessin qui correspond à la phrase.

 

  • Il apprend à organiser les phrases entre elles

Dès 4 ans, l’enfant a donc dépassé l’égrènement successif et aléatoire des unités significatives pour procéder à la construction lucide d’une expérience globale cohérente. Il sait que, pour construire le sens d’une phrase, il doit procéder à une sorte de « casting » en attribuant à chaque mot-acteur un « rôle-fonction » ; chacun porté par une marque explicite.

Mais, au-delà de la phrase, il a encore à découvrir progressivement que les phrases entretiennent aussi entre elles des relations chronologiques qui permettent de conter ou d’expliquer.

Raconter une histoire à quelqu’un suppose en effet qu’entre des événements, il puisse établir un avant et un après, qu’il puisse indiquer le but ou la cause de certaines actions, la conséquences de certains évènements. De même, expliquer sa pensée et défendre ses positions cela exige qu’il sache marquer des effets de concession, d’opposition, de conséquence entre des arguments. Ces relations chronologiques et logiques peuvent être implicites, mais gagnent à être formellement marquées par un connecteur précis.

 

Prenons pour exemple la phrase, « les chiens aboient, la caravane passe ». En son sein, coexistent deux propositions : « les chiens aboient » et « la caravane passe ». Aucun connecteur ne relie ces deux ensembles, seule une virgule les sépare ; et, cependant, on sait qu’ils sont en relation parce que la courbe intentionnelle les rassemble. Cette relation peut être interprétée de deux façons.: « bien que les chiens aboient, la caravane passe tout de même » ; ou bien : « c’est parce que la caravane passe que les chiens aboient » . L’absence de connecteur n’empêche pas la mise en relation, mais elle rend moins précise le sens de cette relation. En revanche, dès que les connecteurs « bien que » ou « parce que » sont utilisés, ils effacent tout risque d’ambiguïté. « bien que les chiens aboient, la caravane passe » ou « Les chiens aboient parce que la caravane passe ».

L’usage pertinent de ces connecteurs qui relient propositions et phrases, est d’une grande utilité pour l’enfant. Non seulement parce qu’il lui permet de défendre son point de vue mais aussi parce qu’il l’autorise à analyser, voire à critiquer celui des autres.

Dès cinq ans, l’enfant va ainsi devoir apprendre, progressivement, à articuler un discours narratif ou explicatif en établissant d’abord des relations chronologiques entre les événements qu’il rapporte puis les liens logiques entre les arguments qu’il défend.

La maîtrise de la cohérence discursive est un long chemin sur lequel vous devez l’accompagner explicitement. Dans cette perspective, la lecture à haute voix, régulièrement offerte de récits, puis de textes explicatifs est essentielle, à condition, bien sûr, qu’elle soit suivie d’un questionnement commun qui révèle le déroulement de l’histoire ou l’articulation de l’explication.

 

Vous pourrez lui proposer des petits jeux qui l’engageront à réfléchir explicitement au bon usage de ces petits mots si précieux qui disent la succession, la cause, la concession, la conséquence, et qui lui permettront d’articuler sa pensée. Ainsi vous mettrez dans une boîte les petits mots suivants : « mais », « quand », « soudain », "parce que », « bien que », « puisque », « car », « donc », « si », « quoique », « cependant », « pour que ». Puis vous lui lirez des phrases qui comportent chacune un « trou » qu’il faut combler avec un des mots de la boîte. L’important n’est pas de « tomber juste », c’est de justifier et de discuter ses choix. Ainsi : « J’adore le soleil, ………………… je déteste la forte chaleur. » ou encore « La petite fille marchait ………… le loup surgit » ou encore « la petite fille courrait ………. le loup la poursuivait. C’est la régularité de ces jeux logiques qui donnera à votre enfant finesse et habileté.

  • Il ose franchir la distance, dépasser la différence

Pendant ses premières années, le petit enfant a fait ses premiers pas linguistiques dans un cercle étroit de familiarité et d’extrême connivence. Souvenez-vous… ! Dans un premier temps, il s’est borné à désigner par quelques mots maladroitement prononcés des êtres et des objets qui faisaient partie d’un univers commun. Et conséquemment, des moyens linguistiques très limités lui suffisaient ; car si tout allait de soi, tout allait aussi presque sans dire .

Mais la connivence, l’immédiateté et l’évidence sont les ennemis jurés du développement du langage .

C’est donc en aidant l’enfant dès trois ans à sortir de ce confinement délétère, en lui communiquant l’audace d’affronter la distance et la différence que vous lui donnerez l’impulsion nécessaire à l’enrichissement de son vocabulaire, à la précision de l’organisation de ses phrases et à la cohérence de ses discours. Il avancera avec d’autant plus d’envie vers la maîtrise du langage qu’il en aura compris le défi ultime : dire à quelqu’un qu’il ne connaît pas ce que ce dernier ne sait pas encore.

 

Pour avoir l’ambition de s’emparer de nouveaux mots et de construire des phrases plus complexes, l’enfant devra oser quitter ce cocon douillet dans lequel tout est déjà su (ou vu) avant même d’être dit, pour entamer une longue marche, parfois douloureuse, vers la distance et l’inconnu. C’est en effet cette volonté de porter sa parole au plus loin de lui-même qui légitimera ses efforts de précision et d’exigence. S’il n’a nulle intention de conquête, pourquoi donc se doterait-il de moyens puissants ? Cette démarche lucide, au cours de laquelle l’espoir du franchissement justifie le labeur d’une mise en mots précise n’est ni programmée ni solitaire ; elle dépend de la capacité des adultes de dévoiler à un enfant que, s’il veut laisser une trace pacifique et explicite dans l’intelligence d’un autre, il lui faut se forger un langage qui sert au plus juste ses intentions de communication.

Beaucoup de parents et d’enseignants se posent parfois la question suivante : « Si mon enfant/ élève me raconte ou m’explique quelque chose que je ne comprends pas ou que je comprends mal, faut-il que je lui dise : “je n’ai pas compris ce que tu m’as dit » ? Est-ce que je ne risque pas de le bloquer, de lui faire perdre toute confiance en lui ? » À cette question, je répondrai : « rien n’est pire que de faire croire à un enfant qu’on l’a compris alors que cela n’est pas vrai. Ce serait le tromper et l’empêcher d’avancer. Ce serait lui dire que sa parole ne compte pour rien ; que comprendre ce qu’il dit nous indiffère ».

En matière d’apprentissage, l’échec révélé et analysé est un formidable moteur. Il invite à l’effort et au dépassement à condition, bien sûr, d’accueillir ses tentatives maladroites avec autant de douceur que de fermeté. Dire à un enfant qu’on ne l’a pas compris, c’est lui préciser que, lorsqu’on se parle, deux intelligences sont à l’œuvre. Deux intelligences distinctes qui ne se comprendront que si chacune fait un effort pour l’autre. C’est donc la preuve d’une séparation intellectuelle que l’on doit asséner à un jeune enfant si l’on veut qu’il consente à faire l’effort du franchissement.

Prenons donc un exemple : le petit Bilal a 4 ans et demi ; il dit à sa maman : « Je vais te raconter une belle histoire. » Voyant que sa maman lui prête une oreille attentive, il dit : « Eh bien, tu sais, ils l’ont vue, alors ils l’ont suivie. Et puis, ils l’ont rattrapée et ils l’ont enfermée là-bas dedans. Heureusement, les autres, ils l’ont su ; alors ils sont venus la libérer et il l’a épousée. » À ce moment-là, la maman a deux solutions. Soit elle lui dit : « Mon chéri, elle est formidable, ton histoire ; merci beaucoup de me l’avoir racontée : va donc regarder la télé ! » Ce qui reviendrait, d’une certaine façon, à renoncer à son devoir d’éducation et de transmission. Soit elle prend le risque de lui dire avec toute la bienveillance possible : « C’est très gentil de m’avoir raconté ton histoire, mais je ne l’ai pas comprise. ». Le choix qui incombe à la mère est ici décisif. Les enfants qui n’ont pas eu la chance qu’on leur ait dit un jour : « Je ne t’ai pas compris, mais je veux t’aider à te faire mieux comprendre… » sont privés de l’impulsion nécessaire à la maîtrise progressive du langage. La mère qui indique à son petit garçon qu’elle ne l’a pas compris lui confirme avant tout qu’il lui importe de le comprendre . Elle lui signale que tous les deux ne forment pas une seule et même intelligence. Elle ne peut pas voir dans sa tête le film qu’il y projette. Elle a besoin qu’il la prenne par la main pour l’aider à dessiner les acteurs, actions objets et lieux qui ne se transmettent pas par télépathie. Ce film qu’il a voulu lui offrir, elle ne peut le réaliser que sur la base de directives qu’il lui aura transmises. Faute de quoi il n’y aura pas de film.

La maman fera ainsi remarquer à Bilal qu’elle n’était pas là lorsque l’histoire lui a été racontée et que, par conséquent, elle ignore « qui a suivi qui ? », « qui a enfermé qui et où ? », « qui a délivré qui ? » et « qui a épousé qui ? ». A partir de ce constat objectif, elle invite ensuite son enfant à expliciter certains des éléments de son histoire afin que s’ouvrent, l’une après l’autre, les fenêtres qui en éclaireront le sens. Il acceptera alors de préciser que ce sont les « méchants lutins » qui ont enlevé « la belle princesse » et qui l’ont enfermée dans « une caverne profonde » ; il ajoutera que heureusement, « le roi et le prince » l’ont appris et sont venus la délivrer ; et il précisera enfin, que « le prince » l’a épousée. C’est un véritable travail auquel devra se livrer cet enfant de 4 ans et demi, encouragé par une mère bienveillante, mais d’une exigence sans faille. Ce travail, l’enfant l’effectuera non pas seulement pour faire plaisir à sa maman, non pas pour lui obéir sous peine de punition, mais parce qu’il a compris que les efforts qu’il aura consenti pour mieux assurer sa parole lui donnera prise plus fermement sur sa mère d’abord et sur bien d’autres ensuite. Il renforce ainsi la conscience de sa propre existence et reconnaît celle des autres, différents et distants, mais par là même partenaires d’un dialogue ambitieux.

Cette « séparation des têtes » est parfois douloureuse pour l’enfant et peut provoquer une certaine déception, parfois quelque irritation. Il pensera en effet que, si sa mère ou sa maîtresse ne l’a pas compris, c’est parce qu’elle n’y met pas assez de bonne volonté ; en bref, qu’elle ne « veut » pas le comprendre ; il craindra ainsi qu’elle ne l’aime pas assez puisqu’elle refuse de le comprendre « sans les mots ». Il faut affirmer à cet enfant que la distance intellectuelle qu’on doit lui imposer n’altère en rien l’immense affection qu’on lui porte .

Il faut donc à la fois beaucoup de fermeté et de bienveillance pour faire accepter au petit enfant la séparation de son intelligence avec celle d’un adulte afin que soit reconnue la singularité de chacune d’elles. On peut ainsi affirmer que l’attachement, qui ne doit être ni dépendance, ni soumission résulte de la juste volonté de tisser des liens linguistiques maîtrisés avec quelqu’un que l’on sait différent et distant. C’est le « langage franchisseur » qui construit l’attachement et non l’attachement fusionnel qui engendre le langage. C’est bien la séparation nécessaire de deux intelligences qui construit le pont linguistique, patiemment édifié, qui va les réunir.

 

Ce pouvoir de « franchissement »du langage, bien des enfants ne l’exercent pas. Ils ont un développement intellectuel normal, ne souffrent pas de dysphasie, mais sont en situation d’insécurité linguistique dès que s’impose à eux l’obligation d’affronter une situation de moindre prévisibilité. Ce sont tous ces enfants qui, à 3 ou 4 ans, ne savent encore que « parler à vue ». L’absence de ce dont ils parlent, l’absence de celui à qui ils parlent, les inquiète, rend leur parole hésitante, les incite souvent à garder un silence prudent. Effrayés par la distance, démunis devant l’inconnu, ces enfants auront les plus grandes difficultés à aborder plus tard l’écrit. Comment imaginer en effet que des petits dont la parole se réduit au constat immédiat puissent affronter plus tard les exigences propres à l’acte d’écriture ? Celui à qui ils écriront ne sera pas là et ils ignoreront ce qu’ils partagent ou ce qui les oppose.

L’issue de la bataille de l’écriture et de la lecture dépend donc en partie de la qualité de la médiation dont aura bénéficié le langage de l’enfant dans ses premières années. On lui aura (ou pas !) montré qu’une distance sépare son intelligence de celle de l’autre ; il aura compris (ou pas !) que c’est par la précision de ses mots, par l’organisation de ses phrases qu’il a une chance de faire passer sa pensée dans une intelligence qui lui est étrangère et qu’il doit considérer comme telle quels que soient les liens affectifs qui existent entre lui et son interlocuteur.

 

  • Il prend conscience des devoirs de la communication

Bien des enfants n’ont pas la chance qu’une mère ou qu’un père suffisamment attentifs les aient conduits avec fermeté et bienveillance sur le chemin de la communication juste. Ils ne savent donc pas adapter leurs choix linguistique aux besoins d’une situation particulière. La question n’est pas seulement d’apprendre à parler bien, elle est de s’efforcer de parler juste ; c’est-à-dire de savoir choisir les moyens linguistiques pertinents face à un auditeur particulier, et à un projet particulier. Qui est (sont) celui (ou ceux) auquel je m’adresse ? Que sait-il (savent-ils) déjà de ce que je me propose de lui (leur) dire ? Qu’elle est le projet de mon acte de communication (raconter, séduire, convaincre, faire réaliser un dessin ou un objet…) ?

Apprendre les règles d’une communication efficace suppose donc qu’un enfant accepte de soumettre son message à deux questions : « Ai-je fourni à celui (ou ceux) qui m’écoute(nt) les informations nécessaires pour qu’il(s) ait(aient) pu me comprendre ? » et « Ai-je été compris comme je l’espérais, c’est-à-dire au plus juste de mes intentions ? »

Il vous appartient donc d’aider l’enfant à comprendre qu'un message n'est pas une simple invitation à faire quelque chose mais la source essentielle des informations permettant de bien le faire. Apprenez-lui donc à doser la quantité des informations et à définir leur organisation afin de donner à l’autre le plus de chances possible de comprendre : communiquer, c’est dire à quelqu’un ce qu’il ne sait pas encore.

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Prenons un exemple :

Vous avez réuni autour de l’enfant quelques camarades de cinq à six ans. Vous avez dessiné sur une feuille une composition très simple : deux ronds, celui du dessus rouge, l’autre bleu. Dans le rouge une étoile jaune au milieu ; dans le bleu, un oiseau vert tout en bas. Sous le rond rouge une croix bleue ; sous le rond bleu une croix rouge. On peut bien sûr proposer selon le niveau des enfants un dessin plus ou moins complexe.

Vous prenez un enfant à part et lui dites : « Regarde très attentivement le dessin que j’ai fait. Prends ton temps car, une fois que tu l’auras bien en tête, tu vas devoir aller expliquer à tes petits camarades, là-bas, comment dessiner le même. Attention, n’oublie pas qu’ils n’ont pas vu le dessin et que toi seul peux les aider à le faire ! »

Une fois le dessin tranquillement examiné, l’enfant le retourne et va expliquer à ses camarades comment le réaliser. Vous enregistrez ce qu’il leur dit ou vous prenez des notes. Chacun des autres enfants exécute alors individuellement son dessin. Vous les ramassez et les étalez tous sur une table avec le dessin modèle.

Premier constat unanime : « Tiens ! Ils ne sont pas pareils ». On va donc identifier les différences. Et la question se pose : « Pourquoi y a-t-il ces différences ? » On va réécouter le message qui avait été délivré et on va se rendre compte que le « messager » avait pris quelques libertés avec le dessin modèle. Mais vous ferez constater aussi que certains des dessinateurs ont suivi avec insuffisamment de fidélité les directives données. Chacun est donc renvoyé à ses responsabilités : le locuteur à ses imprécisions et les auditeurs à leur inattention. Vous les invitez alors, tous ensemble, à reconstruire un message aussi proche que possible du dessin modèle afin d’éviter les erreurs identifiées. Vous faites alors venir un enfant qui n’a pas participé à l’atelier et qui, à l’écoute du message amélioré, fera un dessin beaucoup plus proche du modèle.

Dans la même logique, avec le même rituel, vous pourrez demander à un enfant de raconter à ses camarades l’histoire que vous lui avez lue précédemment. Vous ferez émerger les différentes représentations de chaque élève et montrerez à la fois la diversité légitime des interprétations et la nécessité, pour le narrateur et pour les auditeurs, de respecter les directives de l’histoire que vous lui avez lue.

  • Les droits et devoirs de la compréhension des textes

Il ne suffira pas que l’enfant ait été dûment conduit à la maîtrise d’un déchiffrage précis et fluide pour que la faculté de compréhension des phrases et des textes lui soit donnée comme par enchantement. C’est au contraire en faisant, avant même d’apprendre à lire, l’expérience d’une démarche explicite de compréhension qu’il se préparera à transformer en images mentales les bruits des mots écrits qu’il aura appris à produire au cours de son apprentissage.

Cela se prépare donc bien avant six ans. Dès quatre ans, vous lui lirez des histoires en lui montrant comment il doit négocier avec chacune d’elles afin que le film qu’il réalise soit singulier mais ne trahisse jamais le texte lu. En d’autres termes, il doit apprendre à assumer pleinement sa responsabilité de « compreneur de texte » avant même d’apprendre à lire. Il répondra à une sollicitation extérieure, exprimée sur le mode conventionnel (votre lecture), par la construction d’une représentation qui n’appartient qu’à lui (son imagination). Vous lui dévoilerez que l’enjeu de sa compréhension est d’équilibrer l’audace de l’imagination et le respect du texte. II n’est certes pas encore capable de lire de façon autonome et c’est donc à vous de lui lire de belles histoires ! Je dis bien « lire », livre en main et non pas « raconter ». Mais vous ne vous contenterez pas de lire une histoire au moment de mettre au lit votre enfant en espérant trop souvent que le sommeil viendra vite écourter ce rituel et vous en libérer. Ne vous y trompez pas!

Lire à un enfant, ce n’est pas favoriser son endormissement, c’est au contraire éveiller son esprit. Je vous propose donc de lire à votre enfant des histoires sur des thèmes variés et présentant des degrés de complexité progressifs mais surtout de parler ensuite avec lui du sens de l’histoire : ses personnages, les lieux où elle se passe, le déroulement des évènements…. Dans un premier temps, après lui avoir lu l’histoire, vous vous poserez ensemble des questions qui lui serviront de repères ; Dans un second temps, vous l’inviterez à formuler lui-même le film qu’il a mis en scène. Attention, il ne s’agit pas d’évaluer ses capacités, encore moins de les noter. Ce qui compte c’est de lui donner l’habitude de se repérer dans une histoire en allant chercher dans le texte des indices pertinents.

 

Avant même de savoir lire, l’enfant va ainsi vivre avec lucidité la démarche de compréhension d’un texte que vous lui lirez. C’est ainsi qu’il prendra conscience des droits et des devoirs qu’elle impose. Votre accompagnement est essentiel ; fondamentalement différent de celui d’une relation d’enseignement scolaire traditionnel. Une fois que vous aurez lu l’histoire, vous commencerez par « accoucher » les représentations qu’il s’est faites du texte proposé. Vous les accueillerez avec patience et bienveillance et en garderez les traces précieuses. A ce stade c’est la fonction imageante (son propre film) qui opère dans sa singularité. Mais viendra ensuite le temps de l’arbitrage et du tri ; le temps où, à travers vous, le texte et l’auteur revendiquerons leur droit légitime de distinguer l’interprétation acceptable de la trahison. Vous ferez donc d’abord confiance à l’imagination de votre enfant et ensuite seulement ferez valoir les exigences que le texte impose. En vivant grâce à vous les délicates négociations qui dévoilent respectueusement le sens d’un texte, il prendra progressivement conscience des articulations de la démarche de compréhension. Il saisira que cette démarche demande à la fois rigueur et exigence mais aussi infiniment d’audace et d’imagination. Vous lui ferez ainsi découvrir, avant même qu’il sache lire, que comprendre, c’est interpréter, mais en aucun cas trahir.

  • Il apprend à distinguer une histoire d’un document

Progressivement, il s’agira de lire à l’enfant des textes qui n’ont pas la fonction de raconter une histoire, mois celle d’expliquer un phénomène, de décrire un paysage, un animal, une situation, de donner des directives pour agir, jouer, réaliser une recette, etc. En amenant l’enfant à distinguer ce qui relève du « raconter une histoire » et ce qui relève d’autre chose, vous le conduirez sur le chemin de la polyvalence des textes qu’il aura à écouter, puis lire...Il fera ainsi la différence entre les récits de fiction et la réalité des documentaires ; il exercera progressivement des choix éclairés entre les textes que vous lui proposerez...


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