– 1ère partie –

Pour mieux accompagner les enfants, savoir comment
« marche » la langue.


Toutes les langues du monde portent une ambition universelle ; que chacun puisse offrir sa pensée à la libre interprétation d’un autre tout en affirmant sa volonté d’être compris au plus juste de ses intentions. Pour cela chacune a choisi un système de sons pour fabriquer les mots ; un système grammatical pour fabriquer les phrases ; un mode d’articulation de phrases pour fabriquer des textes . C’est pour permettre à tous les hommes de relever ce défi que toutes les langues se sont construites sur des principes universels que chacune a choisi de « réécrire » selon des règles particulières. La langue française révèle ainsi dans le choix des sons qui constituent son système phonologique, dans l’organisation de son lexique et dans la cohérence de ses structures grammaticales, un souci très particulier d’équilibre, de rigueur et…d’élégance. Elle mérite que vos enfants la servent et …la chérissent. Nous vous proposons dans cette première partie de cheminer avec nous du langage en général au français en particulier.


Chacune des langues du monde doit pouvoir mettre à la disposition de ses utilisateurs une quantité de mots suffisante pour qu’ils puissent nommer tous les éléments du monde qu’il leur semble utile d’évoquer. Chaque lexique doit répondre aux besoins nouveaux des locuteurs de chaque langue et donc produire « des mots à la demande ». C’est ce que l’on appelle la première articulation du langage : elle consiste à attribuer sans faillir un support spécifique, phonique ou graphique à chacun des mots qui forment le lexique d’une langue. La règle du jeu est de répondre à tous les besoins de vocabulaire tout en évitant les risques de confusion.

Toutes les langues du monde doivent donc pouvoir répondre de façon économique et pertinente aux besoins, sans cesse grandissant, de sa population. Il est clair que, si l’on proférait un cri inarticulé pour chaque création de mot, cela exigerait un effort de mémoire auditive et visuelle exorbitant et rendrait la discrimination très difficile. Toutes les langues du monde ont donc choisi un système permettant de fabriquer à partir d’un petit nombre de sons, chaque fois différemment combinés, une très grande quantité de mots distincts les uns des autres, C’est à cette nécessité que répond la deuxième articulation du langage qui assure une capacité de production quasi illimitée de mots, chacun aisément prononçable et facilement identifiable.

En français trente-quatre phonèmes permettent ainsi de produire plusieurs dizaines de milliers de mots distincts les uns des autres ( 35 000 en usage courant et 90 000 dans le Larousse). C’est pour cela que les phonèmes -unités de deuxième articulation- s’appellent des unités distinctives.

Les langues ne se contentent pas de nommer tous les éléments du monde grâce à la double articulation, elles ont surtout l’ambition de permettre à chacun de leurs utilisateurs de dire ce qu’ils pensent de tel objet, de tel personnage ou de tel concept. On parle d’une maison ET on en dit qu’elle est rouge ou en ruines, qu’elle brûle ou va s’effondrer… Le langage n’est pas fait seulement pour coller des étiquettes sur des morceaux du monde ; il est fait pour commenter le monde et le transformer.

On parle de « syntaxe » lorsque l’on évoque le système qui permet à toutes les langues de concevoir une réalité globale en rassemblant et en organisant les mots successifs d’une phrase. Comprendre une phrase, c’est donc identifier chacun des mots qui la composent et en même temps reconnaître les relations qui les lient. « Syn-taxis » veut dire « mettre ensemble » les mots et assigner à chacun la fonction qui définira son rôle singulier dans la construction d’une réalité cohérente. Le principe syntaxique est au cœur du langage. Une langue qui se priverait de syntaxe fabriquerait ses énoncés par la seule juxtaposition de ses unités de sens, laissant à la fantaisie de l’auditeur le soin de les organiser. Ses utilisateurs perdraient alors tout pouvoir d’être compris au plus juste de leurs intentions.

A cet effet, toutes les langues se sont dotées d’un système syntaxique qui permet de donner précisément à chaque mot-acteur un rôle dans la mise en scène d’une phrase. Ainsi, « Le loup dévore la chèvre » n’est pas « la chèvre dévore le loup » ; « la terre tourne autour du soleil » n’est pas « le soleil tourne autour de la terre ». La syntaxe offre aux hommes un pouvoir de création quasiment infini. Elle permet de séparer définitivement le « monde perçu » du « monde dit ». C’est grâce à la syntaxe, que les enfants sont des « créateurs » et non pas de simples « créatures ».

Si les principes qui fondent le système syntaxique sont universels, la façon de les mettre en œuvre est spécifique pour chacune des langues du monde. On parlera donc de la grammaire française, chinoise, anglaise ou arabe lorsqu’on décrit, pour chacune, ces conventions particulières qui indiquent les fonctions respectives des mots dans les phrases. C’est ainsi que chaque langue, par des règles précises, donne à chaque enfant le pouvoir d’être compris selon sa propre volonté. Elles lui permettent de faire dévorer le loup par l’agneau ou voler des éléphants. Quelques dizaines de milliers de mots permettent ainsi de construire une infinité de phrases des plus convenues aux plus incongrues.

Vous comme moi, avons développé une telle dextérité pour prononcer consonnes et voyelles que nous avons oublié nos jeunes années de « labeur articulatoire ». Il est donc utile d’examiner comment se produisent les différents sons du français afin d’être mieux à même de guider plus efficacement les petits enfants qui, entre gazouillis et babil, tentent laborieusement de produire les sons justes.

- Commençons par les consonnes du français au nombre de vingt-huit . Tout d’abord il faut savoir que la matière première pour produire une consonne, c’est la colonne d’air que l’on fait monter de nos poumons vers notre bouche. Si aucun obstacle ne vient perturber son trajet… on n’entend rien : « on expire en silence… ». Mais si l’on veut produire un bruit, il y a deux façons de procéder. La première consiste à rétrécir le passage de façon à ce que les particules d’air frottent sur les parois du conduit ; on appelle à juste titre ces sons des fricatives comme /F/, /S/, /CH/, /J/, /V/, /Z ou aussi des continues parce qu’on peut faire durer leur production. Le second mode de production des consonnes consiste à bloquer le passage de l’air de sorte que, la pression augmentant derrière l’obstacle, se produise une explosion lorsqu’on lève l’obstacle. C’est pourquoi on les appelle avec pertinence des occlusives. C’est ainsi que l’on prononce : P/,/T/,,/K/,/B/, /D/, /G/…..

- Selon la façon dont on rétrécit ou bloque le canal d’expiration, le son produit par frottement ou occlusion va être différent. Quelques exemples : si l’on rétrécit le conduit en rapprochant la lèvre inférieure des dents supérieures, on produira un /F/ ou un /V/. On appelle cela une « labio-dentale ». Si par contre ce rétrécissement est dû au dos de votre langue se portant vers le palais alors c’est un /CH/ ou un /J/ que vous prononcerez. On l’appellera une « palatale ». On peut aussi obstruer le conduit de l’air en fermant bien les deux lèvres, laisser la pression augmenter puis lever brutalement l’obstacle ; on produira alors un /P/ ou un /B/, c'est-à-dire une « bilabiale ». Enfin, si l’occlusion est au niveau de la pointe de la langue derrière les dents alors c’est un /D/ ou un /T/ que l’on émet, c'est-à-dire une « apico-dentale ». A chacune de ces possibilités articulatoires, s’ajoute la vibration possible des cordes vocales qui permet de différencier les consonnes sourdes comme /P/, /T/, /K/, /F/ des consonnes sonores comme /B/, /D/, /G/, /V/. De même, l’usage ou non de la cavité nasale permet de distinguer respectivement /M/et /B/ « consonnes bilabiales orale ou nasale » et /N/ et /D/, dites «consonnes apico-dentales orale ou nasale ».

- Voyons ce qu’il en est de la prononciation des voyelles de la langue française au nombre de quatorze. Leur matière première est constituée des vibrations produites par les cordes vocales. Celles-ci sont différemment modulées par la forme et le volume de la cavité buccale. En d’autres termes, pour prononcer une voyelle, on commence par faire vibrer nos cordes vocales (on perçoit facilement les vibrations en posant un doigt sur la glotte) ; puis on va transformer ce bruit uniforme en une série de sons qui sont les différentes voyelles du français. Grâce à l’ouverture des fosses nasales, on distinguera le /AN/ nasal du /A/ oral ; le /O/ oral du /ON/ nasal, le /I/ oral du /IN/ nasal. L’ouverture relative de la bouche s’avère tout aussi utile ; c’est ce que l’on appelle le « degré d’aperture ». Cela permettra de différencier le /é/ de «ré» du son plus ouvert de « raie » et de celui plus fermé de « riz » … De même la fermeture plus prononcée du /OU/ le distinguera efficacement du /O/.

Rien ne prédispose la forme graphique du mot "boulangerie" à évoquer l'endroit où l'on vend du pain ; pas plus qu'en anglais, le mot "bakery" et en espagnol le mot "panaderia" à désigner ce même lieu. C'est uniquement parce que tous les membres de ces communautés linguistiques française, anglaise et espagnole, se sont mis d’accord que ce sont ces combinaisons et pas d’autres qui doivent être respectivement associées, dans chaque langue, au sens de "endroit où se vend le pain".

 

Chaque mot d’une langue fait ainsi l'objet d'une convention sociale qui accouple un support phonique spécifique à un sens spécifique et cet accouplement n'a rien de "naturel".
Entre le signifié et le signifiant de chaque mot, la relation est donc purement conventionnelle ; aucune motivation ne les relie.

 

L’arbitraire des mots impose donc aux enfants un travail de mise en mémoire et de recherche dont les dessins, eux, nous dispensent de par leur « évidence » : Nous reconnaissons d’emblée un dessin, alors que nous ne pouvons identifier un mot qu’après avoir mémorisé la relation arbitraire entre sa forme écrite et son sens. C’est ainsi qu’il nous arrive parfois de chercher vainement un mot. « Je l’ai sur le bout de la langue » disons-nous ». Et c’est dans une telle situation que nous tentons de trouver les pistes qui, à l’intérieur de notre stock lexical, nous permettront d’aboutir au mot que l’on recherche. C’est en ces occasions, que les chercheurs appellent « the tip of the tong » (TOT), que l’on s’aperçoit que, fort heureusement, le lexique n’est pas un amoncellement de mots, accumulés au hasard de leur rencontre et entassés sans ordre et sans structuration. Si tel était le cas nous n’aurions aucune chance de trouver le mots juste. Cette « organisation » est le meilleur allié de vos enfants lorsqu’ils utilisent leur vocabulaire.

Le lexique du français est sans aucun doute, parmi les langues du monde, celui qui dévoile, avec le plus de clarté, les modes de classement et les indices de filiation. Telle la trame d’un tissu (« tissu » et « texte » ont la même origine) elle nous indique les liens de parenté et l’histoire des mots.

POUR ALLER PLUS LOIN

Une très grande partie de notre vocabulaire est en effet issue de la transformation de mots existants par suffixation, préfixation ou composition. Le français atténue ainsi la « brutalité » de l’arbitraire du signe en dévoilant les secrets de la fabrication de ses vocables : cela s’appelle la « morphologie » ( de morpho, forme et -logie, étude). Ainsi quand on pose la question : « pourquoi opération ? », le français nous répond : « parce que opérer » au lieu de nous assener : « parce que c’est comme cela ! ». La régularité visible de la construction des mots français donne à notre lexique une profondeur de champ et une cohérence à nulles autres pareilles. Une opération majeure est ainsi à l’œuvre : la dérivation. Elle permet de composer des familles de mots. Chaque famille correspond à un même radical. Ce dernier peut être stable mais peut aussi changer selon le suffixe qu’on lui adjoint. Ainsi, on retrouve le radical « plat » dans plateau », platitude », « aplatir », sans changement (ce qui explique la consonne muette finale /T/). Alors que « aube » donne « aubépine » mais aussi « albâtre », avec une légère modification du radical, mais un sens étymologique bien présent dans tous les mots de cette famille : l’aube est le moment où le soleil blanchit l’horizon ; l’aubépine et l’albâtre sont de couleur blanche. La dérivation permet ainsi, tout en restant dans le même univers de sens, de fabriquer des verbes, des noms, des adjectifs ou des adverbes. Ainsi, d’un verbe on fait un nom : opérer-opération ; repérer-repérage, blesser-blessure, baigner-baignade, vieillir-vieillissement, agir-action, allier-alliance, admirer-admirateur, bouillir-bouilloire… D’un nom on fait un adjectif : délicat-délicatesse, Italie-italien, veine-veinard, beau-beauté, fou-folie, fourbe-fourberie, sauvage-sauvageon, roux-rouquin, … D’un nom on fait un verbe : bosse-bosseler, mouche-moucheter, goudron-goudronner,… On peut aussi transformer un mot en ajoutant un élément en son début. On appelle cet élément un préfixe. La plupart des préfixes nous viennent du grec, mais certains aussi du latin. A la différence des suffixes, ils changent rarement la nature d’un mot : un nom reste un nom, un verbe reste un verbe. Le sens est, lui, profondément transformé. Prenons le préfixe latin « ab » et le verbe « tenir », et nous « ob tenons » le verbe « s’abstenir». Si l’on préfère le préfixe« anti » qui, lui, vient du grec, on le trouvera dans antibiotiques ou « antidote ». Avec le préfixe latin « con » ou « com » ou « col » on pourra fabriquer « compagnon », « collègue » ou « commère ». Enfin, pour désigner des problèmes de lecture ou de calcul, c’est au préfixe « dys » qu’il faut faire appel pour la dyslexie ou la dys calculie.

Évidemment, notre lexique s’ordonne aussi selon descatégories de sens. Nous distinguons parmi les champs sémantiques (et non pas les chants sémantiques) celui de la « peur » avec comme verbes : craindre, effrayer, terroriser et comme adjectifs : épouvantable, terrifiant… ; celui de la colère avec comme noms ; la rage, la furie,..et comme verbes : tempêter, hurler, vitupérer… Parmi les thèmes lexicaux nous trouverons le vocabulaire de la forêt où là aussi nous aurons des classement internes (animaux, arbres, lieux…) ; ou celui de la mer ou nous pourrons distinguer des actions (naviguer, se noyer…) et des qualités ( démontée, calme, turquoise..). A l’intérieur de ces grands ensembles, les mots du lexique entretiennent entre eux des relations d’inclusion, de proximité ou d’opposition. Ainsi, on distinguera leshyperonymes qui sont définis comme des mots dont le sens englobe ou accueille le sens d’autres mots ; ainsi « fruit » est l’hyperonyme de cerise, poire ou melon qui sont ses hyponymes ; les méronymes qui marquent, eux, une relation entre une partie et un tout : « maison » est le méronyme de « toit ». Quant aux synonymes, ilsrassemblent des mots de sens relativement proches ; clair, lumineux, brillant… alors que les antonymes manifestent des relations d’opposition : sombre/clair, agité/calme…

Enfin, précisons que le français ne renie pas ses parents, il les chérit... Que trouve-t-on de semblable dans « agricole », « agronomie » et « agraire » ? Qu’ont-ils en commun ? ». Et qu’en est-il de « rhinocéros », « rhinite » et « oto-rhino-laryngologiste » ? Et de « cardiaque », « cardiologie » et « électrocardiogramme » ? Ou encore de « patriarche », « patronyme », « patrie » et « patron » ? L’étymologie met ainsi de l’ordre dans le lexique. On découvre avec bonheur que des langues anciennes ont marqué et façonné en profondeur la construction de la langue française. Ces traces anciennes nous racontent des histoires…Ainsi, « sarcophage », est composé de sarco (chair) et de phage(manger) et cette composition nous raconte ainsi que les cercueils de pierre dégradaient la chair des cadavres. Ce même « phage », que l’on trouve dans « anthropophage » où « anthropo » désigne les hommes transgressant un tabou. Ce même « anthropo », nous le rencontrons dans « anthropologie » et « misanthrope » et dans ce dernier mot « mis » désigne la détestation des hommes alors que dans « misogynes » c’est la haine des femmes qui est évoquée. Et cette composante «gyn », nous la retrouvons dans gynécologue dont la fin nous conduit à « géologue » ou « anthropologue » et nous nous retrouvons presque au début de notre chaîne.

La langue française est sans doute une des seules qui vous convie à faire ces formidables balades au cours desquelles vous pourrez découvrir, avec vos enfants, les familles de mots. Chacun en appelant un autre, ils forment ainsi des guirlandes que vous offrirez à vos enfants afin qu’ils entretiennent avec leur lexique un rapport « lucide » ( de « lux », la lumière… qui sert de base à « lucifer », celui qui la porte ou encore « lucciole », « petite lumière » ).

Au grand jamais, Galilée n’aurait pu, contre l’unanimité de ses juges, contre l’évidence du perçu, dire que c’était bien la terre qui tournait autour du soleil et non le contraire. Le pouvoir de dire sa pensée précisément et d’en imposer une compréhension exacte (je ne dis pas une « adhésion ») lui fut assuré par la règle, propre à la grammaire de la langue française, selon laquelle la position d’un nom avant le verbe lui attribue la fonction de sujet, et donc le rôle d’agent . Cette règle n’est en aucun cas négociable et permit à Galilée d’affirmer sa conviction au plus juste de ses intentions. La sanction qu’il encourut fut la preuve même qu’il avait été compris comme il le désirait.

Les règles de grammaire, parce qu’elles autorisent la création des réalités les plus inattendues, apparaissent progressivement à l’enfant libératrice, garante de sa capacité de création et d’innovation.
Si, dans un élan d’imagination et de rigueur mêlées, la grammaire française a porté et diffusé la pensée scientifique, c’est dans le même élan qu’elle a ouvert à la poésie les portes de l’imaginaire. Loin de réduire son inspiration créatrice, elle permet au poète de proposer -d’imposer- les images les plus audacieuses, les plus folles, les plus belles, justement parce qu’elles s’appuient sur un respect absolu des règles de grammaire.

 

La puissance de la grammaire française se manifeste d’autant plus que vous présenterez à un enfant des phrases incongrues et/ou inattendues : découverte scientifique qui dépasse la simple vision des choses, poème qui évoque ce que jamais ses yeux ne verront... telles sont les expériences qui le convaincront que les règles de grammaire libèrent l’esprit plus qu’elles ne le contraignent.


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