– 1ère partie –

Le droit de comprendre


Si des jeunes tombent si facilement dans les pièges grossiers qui leur sont tendus sur les réseaux dits sociaux, c’est parce qu’ils sont vulnérables et crédules. Et s’ils le sont, c’est tout simplement parce que l’école que l’on a tant négligée et les familles que l’on a tant bousculées ont oublié que leurs missions conjointes étaient de faire des enfants de ce pays des lecteurs-résistants. Certains de nos élèves sont ainsi, après plus de quatorze années de scolarité, incapables de dire non et d’expliquer leur refus, incapables de dénoncer les incohérences et les faux-semblants d’un discours ou d’un texte, incapables de distinguer l’élévation spirituelle de l’enfermement sectaire. Ils sont devenus de plus en plus « faibles d’esprit » face aux mensonges imbéciles et aux promesses vénéneuses. Ils ont « traversé » l’école sans avoir été formés à déjouer les manipulations les plus grossières. Leur conscience vacillante, sans repères culturels ni historiques et sans armes intellectuelles ni linguistiques étaient ainsi prêtes à accepter, avec la reconnaissance béate de « ceux qui n’ont jamais eu de point d’appui », la dictature de l’image et les mots d’ordre des faux-prophètes. L’affaiblissement des capacités d’analyse et de critique, la complaisance pour une langue exsangue et approximative, l’abaissement des ambitions culturelles a scellé depuis des dizaines d’années la défaite du langage et de la pensée d’une partie de notre jeunesse

Ce n’est pas parce qu’on les aura entraînés à déchiffrer laborieusement un texte que pour autant, ils en dominent le sens . Ce n’est pas non plus parce qu’ils sauront aligner approximativement quelques bribes de mots qu’ils seront capables d’exprimer une pensée rigoureuse et personnelle. Il ne suffira pas de décréter que la lecture sera, l’espace d’une année la grande cause nationale, pour que nos 20% de « pauvres lecteurs », touchés par la grâce présidentielle, rejoignent les rangs des « dévoreurs de livres ». L’urgence absolue est aujourd’hui de refonder en profondeur l’apprentissage et l’utilisation de la lecture et de l’écriture afin de former des « lecteurs responsables » qui sauront exercer autant de droits qu’accepter de devoirs. On ne les forgera ni en se contentant d’entraîner les élèves à automatiser le décodage des mots, non plus qu’en confiant au contexte et aux illustrations le soin de guider leur quête tâtonnante. Si l’on veut renforcer la capacité de questionnement et d’argumentation de ces jeunes vulnérables et crédules, il nous faut donc inscrire le désir de comprendre justement et la capacité de se faire comprendre précisément au centre exact de l’apprentissage et de l’usage de la lecture et de l’écriture. Cela suppose que l’on apprenne à tous nos élèves à équilibrer l’exercice légitime de leur droit d’interprétation avec le respect nécessaire qu‘ils doivent porter au texte et à son auteur. Telle est, en effet, l’exigence d’une lecture de résistance citoyenne : ne jamais renoncer à son droit d’interprétation et de critique d’un texte, sans jamais pour autant trahir son auteur. Toute perte d’équilibre risque de pervertir gravement l’acte de comprendre. Si le respect que l’on doit à un texte se change en servilité craintive, au point que l’on s’interdit toute forme d’interprétation, on renonce alors à exercer son juste droit d’exégèse et de critique et on se livre pieds et poings liés à des intermédiaires peu scrupuleux. Mais, à l’opposé, si l’on fait d’un texte un tremplin commode pour une imagination débridée, on néglige les directives de l’auteur et on rend alors ce texte orphelin de son créateur. Former un lecteur responsable c’est donc apprendre à contenir l’ivresse d’une toute-puissance imaginative et, en même temps, savoir refuser la soumission et la servilité.

Lire et écrire sont d’ailleurs indissociablement liés dans un pacte sacré de transmission. Comme me le disait un jour Georges Steiner, « lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture » .Ce qui nous distingue des grands singes bonobos, c’est notre conscience d’exister chacun de façon singulière et aussi la conscience, tout aussi précise, qu’une dissolution définitive de notre singularité fragile et précieuse nous est promise. C’est cet écartèlement si douloureux qui est le propre de l’homme et qui l’a conduit, il y a quelques milliers d’années, à l’écrit, avec ses deux pendants, «fraternellement liés », que sont l’écriture et la lecture. Par le génie de l’écrit, un homme confie à un autre, qui est loin de lui, loin dans l’espace, encore plus dans le temps, une trace de sa propre intelligence, espérant que cette trace sera reçue y compris quand lui-même ne sera plus. Telle est l’alliance sacrée de l’écriture et de la lecture, et nous devons absolument la transmettre à nos enfants si l’on veut qu’ils combattent avec conviction l’obscurantisme, l’indécence ou la violence. À la question si essentielle « qui suis-je ? », ils ne répondront pas « je suis celui qui porte les coups et qui laisse ainsi sa marque » ; parce que la lecture et l’écriture, apprises avec soin, reçues avec émerveillement et pratiquées avec bonheur, leu auront offert une tout autre réponse, sans cesse renouvelée, sans cesse réaffirmée : « Je suis celui qui veut comprendre fraternellement et qui espère désespérément être compris. »


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