L’inéluctable régression de l’écrit
Alain BENTOLILA 26/10/2024
Ce n’est pas tant l’addiction aux écrans qui m’inquiète, c’est la dictature de l’image qui me terrifie
Des recherches récentes menées auprès d’adolescents et de jeunes adultes (Note : Faites les lire, Michel DESMURGET, 2022, éditions du SEUIL) font apparaître un déclin continu de la « communication explicite et exigeante ». Ce glissement inéluctable, presque fatal, vers « l’insignifiance » m’a d’abord étonné pour me terrifier ensuite. En un peu moins de quarante ans, l’écriture manuelle à définitivement laissée place à l’écriture numérique au point que la première est devenue aujourd’hui une incongruité. Cet engouement pour une écriture « prête à l’envoi » fut accompagné par la réduction du volume des écrits ainsi produits, qui dans les meilleurs cas ne dépasse pas une cinquantaine de signes. Ces textes rétrécis portent ainsi la plupart du temps un contenu ou l’imprécision le dispute au trivial. Cette communication écrite, devenue tronquée, exsangue et éphémère a d’ailleurs bien vite pris le pas sur l’échange téléphonique oral (fonctionnalité initiale du portable), comme si en évitant la confrontation directe, on voulait échapper à l’exigence d’une argumentation et à l’incertitude d’une controverse. Ces dernières années (avec Instagram mais surtout TikTok) on est arrivé au bout de cette évolution inquiétante : l’écrit, même tronqué, même pauvre en sens, a cédé définitivement devant l’image triomphante. Fini donc le temps où l’on « s’écrivait » avec délice, où l’on « se lisait » avec ravissement. L’essentiel de la communication se réduit aujourd’hui à l’envoi d’images dont on n’attend pratiquement jamais une quelconque réponse, un quelconque questionnement, une quelconque interprétation singulière. Seul importe le fait que la photo ou la vidéo ait été choisie (likée). L’envoi d’un écrit soigneusement rédigé était une part de son esprit que l’on offrait en partage, une trace de soi-même portée sur l’intelligence d’un autre ; l’image exhibée en hâte n’en laissera aucune, elle s’efface et disparaît sans aucune conséquence sur notre intelligence collective.
C’est évidemment sur les élèves les plus en difficulté que l’image exerce plus cruellement encore sa dictature : elle les dispense de la laborieuse mise en mots, les exonère de la responsabilité de la construction du sens et surtout, elle les dispense du doute et du questionnement. Pour eux, le juste et le vrai ne se démontrent plus, ils se montrent : une photo, une vidéo exhibée suffisent à légitimer l’affirmation péremptoire d’une vérité qui se voudrait universelle. Et beaucoup s’y laissent prendre, à qui l’on a jamais appris que « une fois » ne signifie pas « toujours ». Ils ne savent donc pas que seules la démonstration ferme et l’argumentation exigeante peuvent faire émerger une loi universelle affranchie des circonstances du hic et nunc. Ils ignorent la rigueur du chemin qui, d’hypothèse en hypothèse, d’expérimentation en expérimentation, mène à l’affirmation légitime de la vérité. L’omniprésence de l’image sert ainsi aujourd’hui les desseins de dangereux manipulateurs. Ceux-ci utilisent la confiance spontanée dont bénéficie la photo, ou la vidéo (« vu donc vrai ! ») pour passer sans vergogne de la ponctualité à la généralisation, du constat à la vérité définitive, du conjoncturel au partout et au toujours, de l’accident à l’essence, du hasard au déterminé. Cette forme de manipulation des esprits, parmi les plus vénéneuses, a d’ailleurs, de tous temps, constitué un instrument efficace de la propagande populiste aux relents racistes : une vidéo montrant un nombre important de personnes noires à Barbès suffit pour annoncer le « grand remplacement » ; la photographie d’un homme coiffé d’une kippa sortant d’une banque atteste sans le moindre doute de l’outrageuse richesse des juifs….
Aujourd’hui des milliers d’yeux regardent donc par le même trou de serrure et contemplent, avec la même délectation ou la même détestation une réalité iconique qu’ils n’ont ni les moyens intellectuels ni même l’idée de questionner. L’image instantanée, prise « sur le vif » est immédiatement livrée pour être portée au plus haut par un buzz anonyme et complaisant. Seul compte le fait d’avoir contribué à rendre populaire une photo ou une vidéo en la visionnant et en la partageant ; commentaires et interprétations se réduiront le plus souvent à un like vite cliqué, au mieux à une qualification banale (« c’est trop cool ! »), dont l’insignifiance sonne le glas de notre intelligence collective. La quête éperdue d’une « re-connaissance » -même si elle est le plus souvent superficielle et éphémère- révèle finalement chez bien des élèves instables la terreur d’une « dissolution existentielle ». L’essentiel est d’être vu, et pour cela tout est permis pourvu que le regard de l’autre s’arrête un instant sur eux, même si c’est pour les oublier l’instant d’après. Se montrer, dans son insignifiance, son impudeur et sa bêtise plutôt que de risquer d’être ignoré de tous ! Car c’est bien la peur de n’être rien, la terreur de ne pas être que l’on tente désespérément d’apaiser en s’exhibant. « Je suis vu, donc je suis ! », tel est le slogan de ces « vitrines numériques » qui prétendent compenser le néant spirituel et culturel dans lequel trop d’élèves s’enfoncent sans même toujours s’en rendre compte. Ils se donnent ainsi l’illusion d’exister, en fait ils se diluent.
Les mots quant à eux, progressivement dénués de toute complexité sémantique et dépouillés de leur filiation morphologique et étymologique, ont progressivement rendu les armes à l’immédiate évidence de l’image dont ils ont pourtant, dans l’histoire de l’humanité, mis si longtemps à s’affranchir. Ils ont de plus en plus pour fonction essentielle de célébrer la connivence et non pas d’expliciter les différences pour mieux les comprendre. Ils n’invitent plus au dialogue des esprits singuliers, mais portent la haine et l’insulte. Faits pour le partage et le dialogue, ils servent aujourd’hui d’affichage à un « entre soi imbécile ». Le langage, qui devrait offrir le merveilleux pouvoir d’évoquer, contre le conservatisme, ce qui n’est pas encore mais sera sans doute un jour, d’affirmer contre les « pré-jugés » ce que l’on ne constate pas de visu mais qui se révélera peut-être juste et vrai, d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations qui nous survivront trouveront d’une audace magnifique , ce langage de création risque ainsi aujourd’hui d’être réduit à ne proférer que des mots de passe et des signes de reconnaissance laissant ainsi le champ libre à la toute-puissance de l’image . Nous aurons bientôt perdu notre dernière bataille…, celle du langage et de la pensée.
Dans cet univers dominé par la brutalité de l’image, l’Histoire qui rassemble nos mémoiresn’éclaire plus la réflexion des élèves en difficulté pour qui la superficialité de l’évidence l’a emporté sur la profondeur de l’analyse. Ils se méfient « des récits fondateurs » qui nous relient ; ils n’ont que faire des informations transmises, de plume en plume, de génération en génération. Seul importe l’instantané visible et montrable qui refuse tout ancrage temporel, toute mise en contexte, toute comparaison fertile. La continuité historique, construite patiemment à distance, de trace en trace, d’exhumation en exhumation, est ainsi devenue suspecte pour beaucoup de nos élèves. Suspecte de mensonge et suspecte de manipulation, elle cède à tout coup devant la « preuve iconique » la plus dépravée. J’ai encore en mémoire cette phrase terrible d’un élève de sixième assénée à son professeur à la fin d’un cours sur la Shoah : « Tu n’y étais pas et moi non plus, alors tu crois ce que tu veux et moi aussi ! ».
L’image prétend ainsi imposer sa brutalité ponctuelle à la pensée, effacer l’échange et le dialogue et supplante le récit raisonné de notre histoire. L’affirmation « Je crois ce que je vois » porte en elle le danger d’une pensée « à courte vue », une pensée « impressionnée », privée des liens chronologiques et logiques que seuls le récit historique et l’interprétation des faits peuvent offrir. Beaucoup d’élèves ont fait du passé « table rase » et du futur une croyance.t d’ordre confessionnel, éblouis par le premier chatoiement liturgique, trompés par le moindre mirage messianique.
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