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Crie-le quand on te force à la banalité de la simplification

« Pourquoi brûle-t-on les livres ? demandait récemment Augustin Trapenard à Roberto Salviano[1] dans l’excellente émission de la 5 La Grande Librairie,
– Parce qu’on ne peut pas les contrôler. Avec un livre, le lecteur n’est pas avec un post, qu’on lit et qui passe, on est en compagnie du livre pour longtemps. Et le lecteur, vivant, dynamique, donne à son livre une vie contemporaine qui n’en finit pas. »

La réponse de Roberto Salviano est salutaire. Si le lecteur est libre d’interpréter ce qu’il lit tout en respectant ce que l’auteur a écrit, le livre quant à lui est libre dans son développement : comme le rappelle J.-P. Sartre dans les Mots, un livre n’est jamais qu’un paquet de feuilles mortes auquel le regard du lecteur va donner vie. Et parallèlement, le livre une fois publié s’émancipe de son auteur pour s’épanouir dans l’air du temps et devenir le compagnon des lecteurs qui lui prêtent, l’espace d’une lecture, l’oxygène de leurs attentes.

Voilà donc le livre chargé de donner vie à la vie et aux attentes du lecteur.

Et cette vie est in-finie. Chaque lecture renouvelle et questionne le(s) sens antérieur(s) au gré des expériences et du devenir du lecteur.

En matière de littérature de jeunesse, et dans le cadre des ateliers de compréhension de texte, ce statut du livre a des incidences non négligeables sur le plan pédagogique.

Un enseignant qui choisit un texte ne le choisit jamais au hasard. Faisons ce pari. Il le choisit en pensant à ses élèves et à ce que ces derniers pourront y trouver ou en tirer.

Or, le lecteur expert qu’est l’enseignant comprend le texte en s’appuyant sur ses références, sa culture générale, son expérience et sa connaissance du monde ; il va donc puiser dans le texte des interprétations personnelles sans pour autant épuiser le texte. Mais face à ses élèves, que va faire l’enseignant de sa propre compréhension du texte ?

Va-t-il induire par son questionnement ce vers quoi il veut aller ?

Va-t-il ouvrir son questionnement à ce que les élèves pourront proposer ?

En d’autres termes, que va devenir la compréhension personnelle de l’enseignant au moment de la séance de classe ?

La logique de l’atelier de compréhension de texte invite, on l’aura compris, à un accueil aussi bienveillant qu’exigeant des propositions des élèves ; l’ACT n’est pas un moment d’explication de texte par le professeur. C’est bien plutôt une éducation des élèves à la construction d’un sens ou de plusieurs sens à leur portée. La posture du professeur doit permettre aux élèves de comprendre l’essence – ou les sens – d’un texte en s’appuyant sur leurs propres compétences textuelles, référentielles et stratégiques, grâce à l’accompagnement du professeur. La mobilisation de ces compétences en ACT constitue en soi un facteur de développement de ces mêmes compétences.

Ainsi, non seulement le professeur est tenu de ne pas imposer sa propre compréhension du texte mais il doit – épreuve d’humilité exigeante et parfois douloureuse ! – faire le deuil de l’exhaustivité du sens.

De sorte que, entrant dans le texte avec ses propres outils, l’élève peut être en compagnie du livre pour longtemps. Le développement durable des compétences et du plaisir du lecteur passe par le « silence » du professeur.

Paul Benaych – mars 2023

[1] « Crie-le ! », Gallimard, 2023

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