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Ce que nous sommes… (prochaine livraison de l’ARCHE)

Alain BENTOLILA – 04/11/2022

Dans une période où critiquer les actions violentes du gouvernement israélien vaut au juif d’être traité de traitre par sa communauté, dans un temps ou reconnaître le droit à l’existence de l’état d’Israël vaut au musulman d’être accusé d’apostasie, il est urgent d’imposer une stricte distinction entre « appartenance » et « identité. Être juif ne nous définit pas et ne nous impose ni nos opinions ni nos actes. Être musulman ne fait pas notre identité et ne détermine pas nos engagements. Chacun appartient, par un hasard heureux ou non, à un groupe qui partage certaines croyances, certains rituels et certaines habitudes culturelles. Cette appartenance, qui nous donne une personnalité et… « une saveur » particulière, ne définit pas pour autant nos identités singulières et n’efface en aucune façon la liberté intellectuelle de chacun. La distinction entre appartenancex ∈ E ) et identité(x=E) est donc absolument essentielle car c’est elle qui permet d’assumer nos différences et nos divergences et d’en faire un enrichissement mutuel et non un prétexte d’exclusion. Et ceci sans pour autant trahir sa communauté ou avoir honte de ses racines. Une appartenance ne se renie pas mais elle ne nous programme pas.J’appartiens à la communauté juive MAIS je revendique le droit de ne pas être sioniste ; tu appartiens à la communauté musulmane MAIS tu reconnais le droit à l’existence de l’état d’Israël. En bref un état démocratique se doit d’autoriser toute appartenance religieuse, mais surtout il lui appartient de former chacun à exercer sa liberté de penser avec rigueur et discernement. Tout citoyen doit ainsi pouvoir analyser avec objectivité, profondeur historique et humanisme une situation dans toute sa complexité en refusant que quiconque, au nom d’une appartenance commune, vienne lui imposer une vision tronquée et stéréotypée ; c’est cette liberté d’analyse et d’engagement, singulièrement exercée, qui construit son identité, souvent contre la dictature de l’appartenance.

C’est en effet la soumission aux dictat de l’appartenance qui a forgé, dans un même renoncement, la défaite de la langue et celle de la pensée. Dans ces cercles de connivence, on ne parle qu’à ceux qui nous ressemblent, on ne propose sa pensée qu’à ceux dont on sait qu’il l’accueilleront en toute complicité. En effet, plus on se connaît, plus on a de choses en commun et moins on aura besoin de mots justement choisis pour communiquer ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui a les mêmes croyances, les mêmes espoirs et la même absence de curiosité, cela « ira sans dire ». Lorsque monotonie, banalité et « déjà su » deviennent la règle d’un jeu intellectuel et linguistique perverti, point n’est besoin de mettre sa pensée en mots précis et soigneusement organisés. Dans ces cercles de connivence, lorsque le nombre de choses à dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible, l’approximation n’empêche pas la communication. Mais hors du cercle, lorsque l’on doit s’adresser à des gens qui ont une autre appartenance, cela devient alors un tout autre défi. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne donnent pas la moindre chance de relever le « défi de l’Autre ».

Or la langue n’est pas faite pour parler à un autre moi-même, à celui qui pense comme moi, qui a vécu où j’ai vécu, qui croit en le même Dieu que moi. La langue n’est pas faite pour parler seulement à ceux que j’aime ; elle est faite, j’ose le dire, pour parler à ceux que je n’aime pas, pour leur dire des choses qu’ils n’aimeront sans doute pas, mais qui nous permettront peut-être de mieux vivre ensemble. La langue est faite pour recevoir le plus étranger parmi les étrangers, pour lui faire entendre les choses les plus étranges qui soient. C’est en effet sur ces hauteurs où se raréfie l’oxygène du pré-jugé et du pré-vu ; c’est là que la langue donnera le meilleur d’elle-même ; là où l’Autre est l’unique objet de tous nos désirs de comprendre et d’être compris. C’est sur ces hauteurs que la découverte l’emporte sur l’anathème, que la conquête du sens est à la fois une invitation et un défi, une promesse et une exigence. C’est aux confins du dire, à l’orée de l’indicible que la langue déploie toute sa puissance, mobilise tous ses moyens pour suspendre, un instant, un instant seulement, la tentation délicieuse de l’enfermement.

Ce que nous sommes ? Nous sommes la difficulté et parfois la douleur de comprendre l’Autre obstinément ; nous sommes l’effort, parfois insupportable, d’être compris de lui, désespérément. A Celui qui, un jour, viendra me dire : « qui êtes-vous ? », je ne répondrai pas : « Je suis juif ! ». Je dirai avec humilité ; « Je suis celui qui a écrit et celui qui a lu ; celui qui a parlé et celui qui a écouté. Et peut-être ajouterais-je : « c’est peut-être cela être juif… »


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