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LA TENTATION DELICIEUSE DU MEURTRE…

Alain BENTOLILA 14/10/ 23

Les tueries arbitraires s’enchaînent encore et encore. A chaque meurtre on dénonce le manque de moyens pour nous défendre contre la violence du terrorisme et pour protéger notre jeunesse contre les marchands de mort qui rodent sur internet. On nous promet la main sur le cœur l’augmentation des forces de police et de gendarmerie, on jure de multiplier les portiques à l’entrée des écoles et enfin on s’engage à exercer une vigilance plus ferme sur les réseaux sociaux. Mais peut-on raisonnablement penser que toutes ces mesures – certes nécessaires- nous garantiront la victoire finale ? Qu’adviendra-t-il, en effet, lorsque nous aurons épuisé nos forces et nos moyens contre des barbares pour lesquels le temps et la vie n’ont pas la même valeur que pour nous ? Qu’adviendra-t-il lorsque notre dernière bombe aura été larguée sur l’avant-dernier djihadiste. À long terme, on peut craindre que nos armées s’épuisent à devoir couvrir trop de fronts, que la traque policière se perde dans un dédale de réseaux de soutiens communautaires inavoués et enfin que les médiocres actions de « déradicalisation » en viennent à confondre analyse du contexte socio politique et complaisance idéologique.

Après chaque attentat, le petit monde politique continue de répéter : « c’est inacceptable, c’est inacceptable ! ». « Nous ne lâcherons pas un pouce de terrain ! », « Nous terroriserons les terroristes ! ». Indignation et rodomontades, promesses vaines et menaces sans effets, sont les seules réponses d’une classe politique qui ne voit pas plus loin que le bout de son mandat et pour laquelle toute mesure qui ne ferait pas effet le lendemain matin serait sans intérêt. Tous, quel que soient leurs appartenances partisanes sont en effet incapables de comprendre que seule la résistance intellectuelle de tous les enfants de ce pays pourra faire barrage à la barbarie. Comment s’en étonner alors que, depuis des dizaines années leur absence d’ambition et d’exigence en matière d’éducation et de culture a offert en sacrifice, sur l’autel du Web, les mots imprécis, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Et nous risquons de voir, de plus en plus nombreux, ceux qui n’ont jamais eu de point d’appui s’abandonner à l’insulte, au harcèlement, ou au meurtre pour se sentir vivants ; professeur d’histoire hier, de français aujourd’hui, les enfants juifs hier, les noirs demain, et puis les femmes, les homos ; … c’est-à-dire tout ce qui est différent et vulnérable.

Si des jeunes de toutes origines tombent si facilement dans les pièges grossiers qui leur sont tendus, c’est parce qu’ils sont vulnérables et crédules. Et s’ils le sont, c’est tout simplement parce que l’école de la République que l’on a tant négligée et les familles que l’on a tant bousculées ont oublié que leurs missions conjointes étaient de faire des enfants de ce pays des résistants aux mensonges imbéciles et aux promesses vénéneuses. Certains de nos élèves sont ainsi, après plus de dix années de scolarité, incapables de dire non et d’expliquer leur refus, incapables de dénoncer les incohérences et les faux-semblants d’un discours ou d’un texte, incapables de distinguer l’élévation spirituelle de l’enfermement sectaire ; et ils sont devenus de plus en plus « faibles d’esprit ». Ces jeunes ont « traversé » l’école sans avoir été armés contre la manipulation ; leur conscience vacillante, sans repères culturels ni historiques et sans armes intellectuelles ni linguistiques se voit imposée la vision d’un monde définitivement divisé dans lequel des mots d’ordre sectaires leur diront ceux qui méritent de vivre et ceux qui doivent mourir.

Ecole et famille démobilisée se sont laissé voler le concept de « spiritualité » par de faux prophètes qui ont réduit cette élévation à un enfermement sectaire. Car c’est au nom de Dieu que les meurtriers bafouent ce principe qui fait notre humanité : « le propre de l’Homme c’est d’épargner la ou le plus vulnérable justement parce que sa vulnérabilité devrait être sa plus juste protection ». Au nom de dieu ! C’est à dire au nom de celui, qui, quelle que soit la façon dont on le nomme, invite les hommes à l’élévation spirituelle et le distingue de la brutalité animale.

Le vrai combat que l’école et la famille doivent mener aujourd’hui ensemble c’est de séparer soigneusement le spirituel du rituel et les valeurs universelles des préceptes dogmatiques. Si l’on veut renforcer la capacité de questionnement et d’argumentation de jeunes vulnérables et crédules, il nous faut inscrire le désir et la capacité de comprendre justement et de se faire comprendre précisément au centre exact des apprentissages et de l’éducation. La dégradation des capacités d’analyse et de critique, la complaisance pour une langue exsangue et approximative, l’abaissement des ambitions culturelles a scellé la défaite du langage et de la pensée d’une partie de notre jeunesse. Tous ne tueront pas, mais certains utiliseront d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils menaceront, ils harcèleront et ils finiront par tuer parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. Leur violence s’est nourrie de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer, du dégoût d’eux-mêmes et de la peur des autres. La tentation délicieuse du meurtre l’emporte alors sur une raison désarmée.


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