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FAUT-IL RENONCER AUX REGLES LINGUISTIQUES ET SOCIALES ?

Alain BENTOLILA 24/11/2023

Il y a près de 2500 ans, Platon écrivait dans la République :

Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.

Beaucoup de spécialistes de l’éducation, qui n’ont jamais mis les pieds dans une classe, décrivent l’école française comme un lieu où règnent la peur et la frustration contrairement à d’autres systèmes (plus au Nord de l’Europe) où l’école serait un lieu de joie et de bonheur sans nuages où les leçons d’empathie préserveraient les élèves du harcèlement et de la violence. Sociologues bien-pensant et linguistes autoproclamés exigent ainsi que soient bannis en classe, tout constat d’erreur ou d’insuffisance, tout rappel aux règles, toute évaluation des compétences, toutes choses considérées aujourd’hui comme une intolérable stigmatisation des plus faibles et des plus fragiles. Bienveillance et complaisance seraient donc les deux « mamelles » de l’école de la république, jetant aux oubliettes lucidité pédagogique, progression rigoureuse et ambitions égales pour tous.

Le glissement du paradigme de l’incompétence (« je lis mal ! j’ai du mal à exprimer ma pensée… »)à celui de l’incompatibilité (« lire, s’exprimer ce n’est pas pour moi !») s’est considérablement accentué durant ces quarante dernières années. Et à force de dénoncer la désuétude et le conservatisme borné de l’Ecole fondamentale on a progressivement installé l’idée, chez certains élèves et parfois chez certains parents, que les propositions de l’école étaient devenus incompatibles avec leurs appartenances culturelles et cultuelles. L’échec scolaire a pris ainsi une tout autre signification : l’erreur de parole, d’écriture ou de raisonnement, et même les pires contre-vérités, ne sont plus le signal d’une insuffisance à surpasser ; elles sont devenues une « marque de diversité » à… respecter : « je parle comme je suis », « je comprends ce que je veux », « j’écris comme cela me chante ».

 Si les efforts de précision et de rigueur que l’école doit exiger de tous ses élèves sont aujourd’hui vécus, par certains, comme une contrainte arbitraire contestable, c’est parce que l’école s’est révélée incapable de leur faire comprendre que le respect des conventions leur donnera à chacun plus de liberté de penser par lui-même, plus de force pour se faire comprendre et donc … plus de pouvoir sur les autres et sur le monde. Or c’est bien cette promesse qui peut protéger de jeunes intelligences de la tentation de l’’inculture, de l’approximation et de la passivité qu’engendre le sentiment d’une offre scolaire devenue pour certains obsolète, pesante, et pour tout dire… étrangère : « cette école n’est pas faite pour moi ; les règles qu’elle m’impose sont autant de contraintes insupportables et inutiles » !

De même que certains peuvent se sentir frustrés de ne pas pouvoir fumer en paix dans le RER, de même le fait de devoir mettre un « S » au pluriel ou de positionner le sujet avant le verbe et le COD après, engendrent une insupportable frustration chez certains de nos « malheureux » élèves. Ils en sont venus à considèrer que la règle d’accord en nombre est une contrainte abusive parce que l’on ne leur a pas su leur montrer qu’elle donne la possibilité d’exprimer sa pensée au plus juste de ses intentions et qu’elle permet par exemple de distinguer « la mort de l’homme que j’ai toujours désirée » de « la mort de l’homme que j’ai toujours désiré ». Dans le même esprit on eût dû leur conter l’histoire de Galilée qui, devant ses jugent, leur asséna, par la seule force de la règle grammaticale (antéposition du sujet), que « la terre tournait autour du soleil » et non que « le soleil tournait autour de la terre ». Portant aux conventions sociales le même mépris qu’ils affichent pour les règles d’orthographe et de grammaire, certains élèves considèreront que se lever à l’entrée du maître est un acte de soumission inacceptable. Un nombre non négligeable d’élèves sortent de l’école en ignorant donc superbement que, loin d’être tyranniques, les conventions linguistiques et sociales, arbitraires et partagées par tous, libèrent nos esprits, assurent un juste partage de nos pensées et nous donne une chance d’accepter nos différences et d’apaiser nos différents.

C’est bien la confusion entre règles et abus de pouvoir qui a ainsi nourri les petites lâchetés dans lesquelles s’est complu l’éducation au cours des quarante dernières années ; lâchetés qui ont détourné bien des élèves du respect des règles sociales et linguistiques et ont sapé l’autorité du maître d’école. Pour des raisons essentiellement idéologiques, les instituts de formation des maîtres ont tenté depuis plus de quarante ans de mettre dans la tête des enseignants que toute convention, pour être respectable, devait pouvoir faire l’objet d’une négociation, et s’adapter ainsi au goût ou à la singularité de chacun. Les règles arbitraires, n’autorisant, par leur nature contractuelle, aucune négociation, ont donc été dénoncées comme abêtissantes tout juste bonnes à rendre plus cruelle encore la sélection perverse dans laquelle se complairait l’école. Puisqu’un élève ne pouvait pas choisir de mettre ou de ne pas mettre un « s » à la fin d’un mot pour indiquer le pluriel, ou encore de mettre un P ou deux P à « appartenir », alors il devenait inopportun, voire cruel, de l’y obliger. Et pourquoi donc, au lieu de se lever quand le maître entre dans la classe, ne pas plutôt choisir d’agiter sa casquette ou de brandir son majeur ? Ainsi est venu le temps où, de reculades en reculades, on a décidé de dispenser l’élève, « constructeur de savoirs et libre de ses comportements », des règles de l’orthographe, de la grammaire et des conventions de civilité. 

Eduquer, dès l’école maternelle, un enfant à son métier d’élève, ce n’est certainement pas l’inviter à s’en remettre à son propre instinct en espérant qu’il tombe de temps en temps sur le juste comportement intellectuel ou social. C’est, au contraire, lui donner les codes et des règles en lui faisant accepter qu’ils sont arbitraires mais nécessaires. Chaque élève doit comprendre qu’elles sont les instruments de notre pensée et qu’elles nous permettent de vivre ensemble. Une fois acquises et automatisées, elles permettent à chacun de faire donner à plein son intelligence, de l’ouvrir à la pensée d’un autre, de libérer son imagination et son esprit critique face des situations qu’il a alors les moyens de dominer. Le « temps de l’apprenti » n’est pas un temps volé au plaisir de la découverte, ce n’est pas un temps où l’on bride une jeune intelligence par des contraintes autoritaires ; c’est, au contraire, le temps qu’on offre à un élève pour qu’il acquière progressivement des repères solides, des automatismes rodés, des comportements pertinents afin qu’il puisse ensuite oser avec bonheur une vie sociale et intellectuelle audacieuse, mais respectueuse des autres.


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