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ENFANTS SANS MOTS

Lorsque les mots précis manquent aux enfants, c’est le sens qu’ils tentent de donner au monde qui s’obscurcit. Un enfant sur quatre, arrive aujourd’hui à l’école élémentaire, en entretenant une relation aux mots extrêmement confuse. La conscience qu’ils s’articulent dans une phrase, la définition du sens que chacun porte vers l’autre, l’identification du territoire qu’il occupe par rapport aux autres mots restent pour certains, extrêmement floues. Ils utilisent leur langage dans une sorte de « brouillard sémantique » qui n’autorise qu’une conduite linguistique de très faible amplitude. Ils parlent à vue, c’est-à-dire uniquement de ce qu’ils voient et seulement à ceux qu’ils voient.

A sein même de l’école, l’utilisation de mots peu usités, mais précis, met aujourd’hui   certains jeunes élèves dans la gêne, voire dans la honte ; ils craignent de se faire remarquer, voire moquer. Cette appréhension les amène souvent à avoir peur de se distinguer en utilisant un vocabulaire rare… mais juste. Ils acceptent alors de se fondre dans un groupe refermé sur lui-même qui tente de vivre ses limites linguistiques et son enfermement culturel comme des marques tribales. Dès leur entrée à l’école, un nombre important d’enfants décident, ainsi, de ne pas se faire remarquer par un vocabulaire sortant du « flou ordinaire ». Ils comprennent vite que l’appartenance au « groupe » a un prix : le renoncement aux mots peu fréquents, aux structures rigoureuses et justes. Ces mots étranges sont en effet souvent considérés par la tribu avec autant d’inquiétude que de suspicion. Les enfants commencent ainsi très tôt à construire les murs d’un monde rétréci où ne règnent que les mots les plus fréquents et les plus flous, d’où sont chassés le « précis » comme le « précieux ». Un monde restreint où la proximité et la connivence sont censés compenser la vacuité des mots. Ces enfants ne sont pas uniquement ceux des milieux défavorisés ; ce ne sont pas seulement ceux des ghettos que nous avons complaisamment laissé se constituer. Ces enfants, ce sont tous ceux dont nous avons inconsidérément négligé l’éducation à un vocabulaire juste et fort, en leur faisant comprendre que mettre en mots justes et précis leur pensée leur permet d’exercer plus de pouvoir sur les autres et sur le monde. C’est donc auxparents puis aux enseignants de donner aux enfants, dès le début du langage, le goût des mots nouveaux afin que le plaisir précocement développé de posséder ces mots jusqu’ici inconnus écarte la crainte du ridicule. Dès trois ans, il est possibled’installer avec les enfants des rituels de transmission des mots, chacun d’eux venant enrichir un trésor sans cesse renouvelé, sans cesse sollicité où chaque apport nouveau est salué comme une chance nouvelle, où chaque entrée est accueillie avec jubilation et gratitude. On créera ainsi dès l’enfance cet amour du mot rare, ce désir d’une saveur lexicale singulière que l’on savoure parce qu’elle est singulière, parce qu’elle est rare, parce qu’elle nous vient d’une autre génération, d’un autre milieu, d’une autre culture.

De même qu’il faut accompagner un élève dans sa quête heureuse de mots nouveaux, de même faut-il l’aider à les ranger dans sa mémoire d’après leur forme et d’après leur sens. Refusez que, dans sa mémoire, s’entassent en désordre des mots dont il ne sait identifier la famille, définir la lignée, percevoir les affinités sémantiques. Imaginez ce capharnaüm lexical dans lequel il serait condamné à choisir chaque mot uniquement pour lui-même en l’absence de toute relation morphologique ou sémantique. L’identification du mot nouvellement acquis sera infiniment facilitée s’il a su, lors de sa mise en mémoire, lui trouver sa juste place sur les « étagères » bien rangées de son stock lexical. Cela signifie que l’on doit aider l’élève-enfant, de la maternelle au collège, à tisser des liens entre les mots de son vocabulaire : liens formels, liens sémantiques et liens historiques. Ne soyez pas effrayés ! Pour engager ce compagnonnage, point n’est besoin d’être agrégé de lettres classiques. Bon sens, bienveillance, curiosité suffiront à faire de vous un guide passionnant et amusant. C’est en effet en jouant à des petits jeux de vocabulaire que l’on met un enfant à distance suffisante des mots pour qu’il apprenne à tisser entre eux les liens qui les ordonnent en les regroupant par leur forme et par leur sens. Il faut s’efforcer à la maison d’établir une sorte de rituel à la fois ludique et sérieux auquel on convie les enfants. Ils y apprendront que chaque mot nouveau est une victoire, que chaque mot gagné les fait grandir, que chaque conquête linguistique leur permet de dire plus justement le monde. Ils découvriront que les mots ont une histoire, qu’ils appartiennent à des familles ; que certains sont très proches, d’autres très éloignés et qu’enfin, mieux ils maîtriseront leurs relations et mieux ils en feront un choix judicieux.

À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 400 mots environ ; ceux moyennement pourvus en possèdent tout au plus un millier ; le groupe le mieux pourvu dépasse 2 500. Comme le gain lexical annuel moyen après l’âge de 6 ans peut être estimé à 400 mots par an, il y a déjà, à partir de ce niveau, l’équivalent de 5 ans de différence entre le groupe le plus bas et le groupe le plus élevé. Dans la plupart des cas, l’école sera incapable de combler cette lacune lors des années suivantes car le temps de scolarisation a,sur l’acquisition du vocabulaire, un effet à peine mesurable. Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit grave de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture. L’importance de la quantité et de la qualité du vocabulaire qu’un enfant possède avant qu’il apprenne à lire est donc décisive. Si l’enfant ne possède qu’un nombre très restreint de mots souvent peu précis, son dictionnaire mental lui répondra le plus souvent : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que tu as demandé. ». C’est donc bien le déficit du vocabulaire oral qui empêche l’enfant d’accéder au sens des mots écrits. La pénurie de vocabulaire oral ne permettant pas à l’apprenti lecteur d’accéder au sens des mots écrits qu’il déchiffre, justement parce que trop d’entre eux ne figurent pas dans son stock langagier. Faute d’un vocabulaire suffisant, la maîtrise du code écrit le conduit alors à produire uniquement du bruit et non du sens, ce qui, on en conviendra, n’est le but de la lecture.

L’école a eu trop tendance à abandonner l’apprentissage explicite du vocabulaire pour se laisser séduire par l’idée que seule la lecture des textes pouvait apporter implicitement un vocabulaire « vivant ». La formation des maîtres a, depuis trop longtemps, faussement considéré que l ’étude des mots hors contexte, le questionnement sur leur sens propre, leurs filiations respectives étaient des exercices inutiles, voire dangereux. Cette importance exclusive donnée au texte est sans doute responsable des inégalités croissantes entre les élèves en matière de vocabulaire. En effet, face à un texte lu ou entendu, les enfants les plus pauvres en vocabulaire ne sauront pas utiliser le contexte (les autres mots du texte) pour approcher le sens des mots inconnus. Seuls ceux dotés d’un vocabulaire riche pourrons approcher le sens des mots nouveaux. Miser tout sur les textes c’est donc accroître les écarts entre les élèves ; il faut savoir décontextualiser les mots pour mieux les contextualiser ensuite.

Il est urgent que tout le monde assume pleinement ses responsabilités. Il faut que nous passions à nos enfants et à nos élèves un vocabulaire varié et cultivions patiemment leur talent d’en utiliser toutes les nuances d’une manière pertinente. Car si les mots des parents et des grands-parents ne laissent plus de trace sur les enfants, qu’adviendra-t-il de notre mission sacrée de transmission ? Les mots justes, seuls capables de transmettre l’essentiel de nos valeurs, de nos convictions et de nos connaissances, deviendront comparables aux offrandes votives de quelque religion éteinte dont les derniers croyants ont disparu et dont les objets de culte prennent la poussière dans des cryptes désertes.

Alain Bentolila, 29 janvier 2024

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