L’École de la république a réussi sa massification et raté sa démocratisation
Lorsque s’est levée, dans les années quatre-vingt [1], la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était injuste et cruelle, un nombre considérable d’enfants, jusque-là très tôt écartés, se sont trouvés précipités dans un système qui n’était pas conçu pour eux. Le filtre culturel et social ayant été retiré, l’école s’est trouvée mise au défi d’instruire des enfants de moins en moins « éduqués » : de l’école, on leur avait donné des représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n’avaient qu’une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, ils n’avaient eu que l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à la médiation familiale, ils n’en avaient souvent connu que le silence, l’indifférence et la passivité.
Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir plus largement les portes de l’École à tous les enfants et de les y garder beaucoup plus longtemps qu’auparavant, nous priment collectivement l’engagement de les y recevoir et de les y maintenir tous, quelle que soit leur origine : ceux issus de catégories sociales peu favorisées , mais aussi ceux de plus en plus nombreux « venus d’ailleurs », en équilibre culturel et linguistique instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une école qui avait été construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Pour faire face à une hétérogénéité linguistique et culturelle considérable Il eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle resta, en fait, quasiment identique à elle-même ; même si elle tenta de donner le change en multipliant des filières qui n’étaient en fait que des voies de garage ou en acceptant que certains élèves voient leurs ambitions cognitives réduites. Elle navigue ainsi depuis des dizaines d’années entre complaisance et indifférence, tentant de maquiller l’échec en abaissant régulièrement ses exigences.
Pour n’avoir pas su allier bienveillance et exigence, pour n’avoir pas eu la décence d’offrir la même ambition à tous ses élèves, l’Ecole n’a pas pu relever le défi d’une distribution équitable du pouvoir linguistique et intellectuel. Balançant entre réaction et démagogie, elle laisse aujourd’hui sur le bord du chemin menant aux apprentissages fondamentaux plus d’un élève sur dix. Ils ont toujours été en retard sur les compétences affichées. Ils ont souffert d’un déficit et d’une imprécision de langage à cinq ans ; ils ont acquis laborieusement quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans alors qu’il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à onze ans quand on attendait qu’ils soient des lecteurs efficaces dans toutes les disciplines. Ils ont très tôt endossé le costume de l’échec et ne l’ont plus quitté. A l’entrée au collège, 15 % des élèves se trouvent en situation de grande difficulté d’expression, de lecture et encore plus d’écriture. Brutalement livrés à eux-mêmes face au morcellement disciplinaire du collège, ces élèves vont s’enfoncer, année après année, dans le long couloir de l’illettrisme. L’école primaire les aura maintenus en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève. Il y a là comme une espèce de scandale ! Certains seront orientés vers des filières professionnelles, non parce qu’ils ont envie d’exceller dans un métier manuel mais parce qu’on leur a dit qu’ils n’étaient bons qu’à cela. Aux autres, on décernera « larga manu » des diplômes de pacotille ; mais 150 000 d’entre eux quitteront l’école sans aucune certification. Ils auront passé plus de dix ans dans les murs de l’école de la République et n’auront même pas la possibilité de se défendre face au premier manipulateur venu. Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà à quoi conduit l’impuissance linguistique et la faiblesse intellectuelle qu’une Ecole délaissée et des familles bousculées n’ont réussi ni l’une ni l’autre à endiguer.
Les « nouveaux écoliers » ont donc posé, année après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité. Le constat est aujourd’hui le suivant : si l’école a réussi sa massification, elle a raté sa démocratisation et sa vertu de résilience s’est affaiblie année après année.
Lorsqu’ils sortent du long couloir de l’échec où ils n’ont appris que la frustration, la rancune et le repliement, ils sont promis au ghetto et à l’enfermement linguistique. Ils ont déjà renoncé à exercer ce pouvoir propre à l’humain de transformer, quelque peu que ce soit, les autres et soi-même par la force de leur pensée et par l’exercice pacifique de la langue orale ou écrite. De la grande section de l’école maternelle jusqu’à l’âge de 16 à 22 ans, les chiffres s’inscrivent avec une constance têtue et effrayante : la largeur du couloir qui conduit à l’illettrisme ne varie pratiquement pas. Tous les élèves en difficulté en maternelle ne sont évidemment pas promis à l’illettrisme ; mais plus ils avancent dans ce couloir qui traverse notre école, plus se font rares les portes de sortie, plus s’affirme la conscience de l’échec, plus lourd pèse le découragement et plus insupportable apparaît le sentiment d’une injustice qui engendrera la révolte et la violence. Depuis 10 ans, l’OCDE, dans son classement issu des données PISA, rapporte une aggravation des inégalités dans l’école française. En 2022, notre école est celle où l’origine sociale des enfants pèse le plus lourd dans les résultats scolaires de tous les pays de l’OCDE. Les résultats de l’enquête PISA et ceux des études françaises convergent : les inégalités scolaires se sont creusées en France. Le rapport du Cnesco sur les inégalités scolaires en témoigne : en 2022, les élèves des établissements les plus défavorisés ne maîtrisaient que 35 % des compétences attendues en français en fin de troisième, alors qu’ils en maîtrisaient 60 % en 2007. A contrario, les élèves des établissements les plus favorisés maîtrisent au moins 80 % des compétences requises ou plus. De plus en plus d’élèves sont ainsi programmés très tôt pour l’échec. Dans de rares cas, on leur apportera un soutien plus ou moins adapté, on envisagera quelques solutions originales. Mais sur 100 élèves en difficulté en 6ème, 94 % le sont encore en classe de 3ème. Ils n’auront pas leur brevet des collèges à une époque où le baccalauréat ne garantit plus rien. Une minorité d’entre eux, plus habiles dans des domaines pratiques, obtiendront un CAP parce qu’à la longue et, malgré des insuffisances notoires dans les matières générales, on considérera que, somme toute, ils le méritent. Mais qui peut penser qu’un enfant qui, à 13 ans, bute encore sur des mots simples, ne maîtrise pas une syntaxe de base et ne tire aucun parti d’un texte élémentaire pourra, une fois devenu « grand », résister aux propositions indécentes qui lui seront faites, mettre en cause les discours manipulateurs qu’on lui imposera et résister à la tentation « délicieuse » de la violence.
Alain Bentolila – 20/10/2024
[1] note : Décision de CHEVENEMENT en 86 d’atteindre un taux de 80% de réussite au bac
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